Quelle organisation du travail

dans l’entreprise de demain ?

Invités d’honneur :

Françoise Gri
Françoise Gri
Présidente de Manpower France

François Eyssette
François Eyssette
Group HR Director de Bic

Les nouvelles technologies de l’information (web 2.0), les usages qu’en font déjà les jeunes générations, leur rapport à l’autorité, la montée de l’individualisme ou encore la pression sur les coûts, toutes ces mutations rendent inévitables de profondes évolutions dans l’organisation du travail au sein des entreprises.

Travail à domicile, travail à distance, travail décalé, travail en réseaux, sous-traitance et nouvelles relations contractuelles sont d’ores et déjà expérimentés dans des sociétés de toutes tailles.

Comment l’entreprise peut-elle prendre en compte ces organisations émergentes ?

Quel sera le rôle du management dans cette entreprise « éclatée » ? Quelles flexibilités nouvelles cela permet-il ?

Comment éviter que la distanciation du salarié et de l’entreprise n’aboutisse à une rupture du lien social ? Quelles opportunités pour l’emploi cela ouvre-t-il ? Quels enjeux pour l’éducation cela réclame-t-il ?

Telles sont quelques unes des questions auxquelles nos deux invités nous ont proposé de réfléchir.

1- Éléments du débat

De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque l’entreprise 2.0 ?

On parle de ce que Daniel Cohen appelle la quatrième révolution industrielle : la transformation des organisations et de l’économie par l’utilisation des technologies de l’information.

On confond souvent le WEB 2.0 et l’entreprise 2.0…

Il convient sans doute de commencer par rappeler que le Web 2.0 est collaboratif et permet la création de contenu entre internautes là ou le Web 1.0 n’apportait que l’accès à des informations publiées.

Il y a d’un coté des outils qui permettent plus de collaboration entre les individus.
Et il y a de l’autre les conséquences de ce principe de collaboration sur l’organisation de l’entreprise, sur la gestion des hommes, des talents, sur les principes de management, d’autorité et sur la notion même d’entreprise.

L’entreprise 2.0 est celle qui a revu son organisation sociale et productive autour du partage et de la collaboration et dont les outils sont au service de cette vision.

Le professeur Andrew McAfee, chercheur à Harvard, définit ainsi l’entreprise 2.0 :

L’entreprise 2.0 correspond à une utilisation de plateformes sociales émergentes au sein de sociétés ou entre des sociétés, leurs partenaires et leurs clients.

About Andrew McAfee
Andrew McAfee studies the ways that information technology (IT) affects businesses and business as a whole. His research investigates how IT changes the way companies perform, organize themselves, and compete. At a higher level, his work also investigates how computerization affects competition itself – the struggle among rivals for dominance and survival within an industry.
He coined the phrase “Enterprise 2.0” in a spring 2006 Sloan Management Review article to describe the use of Web 2.0 tools and approaches by businesses. He also began blogging at that time, both about Enterprise 2.0 and about his other research. McAfee’s blog is widely read, becoming at times one of the 10,000 most popular in the world (according to Technorati). He also maintains a Facebook profile and Twitter account.

En fait l’entreprise 2.0 constitue la deuxième vague de cette transformation des entreprises par les technologies : la première était constituée par l‘e-business c’est-à-dire l’intégration du Web 1.0 dans les processus de l’entreprise : cela a donné notamment le e-commerce, les intra et extranets…

2- l’entreprise 2.0 est donc un écosystème.

L’entreprise 2.0 est donc une entreprise qui va concevoir son fonctionnement en utilisant autant que possible des plateformes collaboratives externes ou internes, une plateforme étant par exemple un réseau social, ou un logiciel mis à disposition sous forme de service (le fameux cloud computing)

Pour cela elle a besoin de maitriser 4 composantes essentielles :

  • Ecosystem – L’entreprise devient un écosystème au sein d’un écosystème plus large au sein duquel elle évolue, sa cartographie permet d’identifier les acteurs-clés (clients, fournisseurs, partenaires, coopétiteurs…) et les interactions qui les relient ;
  • Hivemind – Une intelligence collective au service de la créativité, à la fois du côté des clients (qui pourraient être mobilisés au travers de plateformes de suggestions collaboratives) et du côté des collaborateurs (en mettant en commun leurs connaissances et savoir-faire pour les enrichir / compléter) ;
  • Metafilter – Des mécanismes de filtrage collaboratifs qui permettent de lutter contre l’infobésité (infos froides) et la sur-stimulation (infos chaudes) pour exploiter de façon plus efficace les données internes (des collaborateurs) et externes (des clients) ;
  • Dynamic Signal – Une écoute en temps réel du marché et de l’organisation (l’entreprise, ses filiales, partenaires…).

C’est cette vision intégrée de la collaboration interne / externe qui permet de dégager un maximum de valeur ajoutée pour l’entreprise, ses partenaires et ses clients

3 – L’entreprise 2.0 est aussi accélérée par l’arrivée de la Génération Y, qui est née dans les outils de partage et met en pratique tous les jours ces principes.

Cette génération, née entre 1975 et 1995, ne place pas le travail au centre (comme le faisaient leurs parents) et milite pour un meilleur équilibre de vie.

  • elle souhaite : autonomie, horaires flexibles, progression rapide, apprendre tout le temps ;
  • elle est née avec les nouvelles technologies qui sont le prolongement naturel de leur désir et de leur langage ;
  • elle est plus impressionnée par le savoir que par le pouvoir (l’autorité est celle qui sait, pas celle qui est) ;
  • elle veut établir une relation sur le donnant/donnant avec l’entreprise (loin de tout embrigadement) ;
  • elle a envie de participer tout de suite (et de sauter les étapes de formation) ;
  • elle est infidèle par principe, elle a une défiance vis-à-vis de toute culture d’entreprise ;
  • elle n’a aucune confiance dans les canaux officiels d’information. elle préfère les liens avec les amis, les semblables (réseaux) ;
  • elle a une conscience forte de l’environnement et de sa protection ;
  • elle est diverse, mondiale, globale et peut travailler en équipe sans avoir besoin de connaître les équipiers.

4 – Quels sont les mutations qui nous attendent ?

Le tableau comparatif ci-dessous résume les grandes caractéristiques des deux types d’entreprises 1.0 ou 2.0, en terme d’organisation.

Schématiquement :

  • Nous allons passer d’une entreprise encore hiérarchisée à une entreprise presque plate où chacun interagit avec les autres, selon son expertise et non selon son statut.
  • Nous allons passer d’une entreprise organisée autour de fonctions et de processus à une entreprise organisée autour de projets.
Entreprise 1.0 Entreprise 2.0
Hiérarchie Organisation plate, horizontale
Bureaucratie Agilité
Rigidité Flexibilté
Technologie conduite par les IT. Absence de maîtrise par l’utilisateur Technologie conduite par les usages, par les utilisateurs
Top Down Bottom up
Centralisation Distribuée et même éclatée
Silos et frontières Frontières floues, zones ouvertes
Planification À la demande, en fonction des besoins
Cycles longs de mise sur le marché Cycles courts de mise sur le marché

En terme de vocabulaire :

  • les mots clés de l’entreprise 1.0 sont : processus, ERP et e-commerce, organisation matricielle, globalisation ;
  • les mots clés de l’entreprise 2.0 sont : réseau ou communautés, cloud, agile, multi-local.

5 -Les enjeux

Le Management

Dans cette configuration quelle est la mission du management ? À quoi sert-il ? Cette nouvelle organisation du travail apporte en effet des défis significatifs en matière de management d’équipes.

Il conviendra notamment pour le manager :

  • de gérer des forums de discussion qui sont une voie d’expression non contrôlée et qui bousculent formidablement les modes d’autorité établis ;
  • de concevoir sa fonction même autrement puisqu’il ne maitrise ni les flux d’informations, ni la gestion du temps de travail de ses équipes ;
  • de s’armer pour juger davantage le résultat obtenu que les moyens d’y arriver, pour impulser le projet et accepter ensuite de « lâcher prise » ;
  • d’encourager et d’évaluer le collaborateur sur sa capacité à bâtir des communautés, à faire preuve d’audace, plus qu’à rester dans un cadre formel;
  • de gérer des ambitions dans l’immédiateté et non dans la promesse de parcours de carrière.

La fidélité et la loyauté

  • Quand on fait travailler des experts, dans un temps limité, qui n’est plus nécessairement celui d’une carrière, on ne peut plus exiger d’eux une adhésion totale envers des valeurs ou une culture de l’entreprise qui n’est pas la leur.
  • On ne peut davantage exiger l’exclusivité dés lors que des collaborateurs peuvent être employés sous forme de missions temporaires ou à temps partiel.
  • Il est difficile de se prémunir à l’aide de chartes ou de clauses de non concurrence qui deviennent contradictoires avec un monde ouvert et fluide.

La gestion des talents

  • Ce type de projets implique de recourir à des équipes qui ne sont pas nécessairement constituées de collaborateurs tous intégrés dans l’entreprise.
  • Cela implique d’aller vers une entreprise plus légère et flexible articulée autour d’un noyau dur de dirigeants et de « coordinateurs » qui gèreront des troupes de théâtre partout dans le monde, constituée comme les Compagnons, de talents et d’experts, rassemblés autour de projets précis et limités dans le temps.
  • Il convient pourtant de gérer également ceux qui sont moins « web fluents ». Barrières d’éducation ou barrières générationnelles, tous ne vont pas s’y retrouver aisément dans cette organisation. Si la génération Y ou des communautés techniques vont naturellement trouver leur marque dans ce système du savoir, beaucoup d’autres (la génération X par exemple) va peiner à s’adapter à ces nouveaux langages et ce sont pourtant eux qui en auront le plus besoin.

Les contrats de travail

  • Les tâches d’exécution peuvent être facilement sous-traitées dans ce modèle.
  • Les tâches d’experts peuvent être confiées a des indépendants de passage.
  • Le contrat doit s’inscrire dans un cadre d’autonomie ou le salarié est en auto contrôle
  • La définition du poste est établie le plus souvent par le salarié lui-même et publiée sur le net interne.
  • Les clauses de protection (concurrence notamment) sont totalement obsolètes.
  • L’intérim management, le portage salarial, l’essaimage, les diverses formes de temps choisi, le travail délocalisé… deviennent des moyens recherchés.

C’est donc la notion même de ressources humaines intégrées qui se pose.

On peut envisager ici le parallèle avec les Compagnons : des talents recherchés qui allaient de projet en projet, qui contribuaient à leur réalisation et qui, à chaque fois, apprenaient et transmettaient un peu de leur savoir aux autres.

Les Compagnons se distinguent des autres artisans pour trois raisons principales :
– ce sont le plus souvent des professionnels hors pair, d’une compétence nettement au-dessus de la moyenne.
– cette compétence, ils l’acquièrent durant les années qu’ils passent à voyager de maître à maître, de ville en ville, voire de pays en pays. D’ailleurs, pour la France, ils sont connus sous l’appellation générale de « Compagnons du Tour de France » ; en Allemagne, les « Zimmermann », les Compagnons charpentiers, se doivent d’aller le plus loin possible et aussi de séjourner à Jérusalem.
– enfin et ce n’est pas là le moindre de leur prestige, ils possèdent des coutumes très particulières, notamment des rites initiatiques secrets qui tissent entre eux des liens fraternels. Ils possèdent un sens de la solidarité qui est sans commune mesure avec celui que d’autres contextes prêchent également, notamment les religions.

La culture d’entreprise

  • Il faudra encourager les collaborateurs à collaborer à un projet avec un principe d’échange, de conversation, et non en appliquant des consignes venues d’en haut (principe de knowledge management).
  • L’entreprise 2.0 est une organisation plate où l’expertise de chacun, sa valeur contributive, sont plus importantes que son statut.
  • Le collaborateur sera au centre de l’information et non plus un collaborateur qui doit aller chercher et trouver l’information.
  • La dimension « apprenante » sera prépondérante puisqu’à chaque projet ceux qui y participent « apprennent », comme les Compagnons d’alors.

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Conférence de Françoise Gri et François Eyssette, 30 novembre 2010, le Cercle du leadership©.
Propos recueillis par Philippe Wattier

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