Invité d’honneur : Jacques Attali

Économiste, Écrivain, Président de PlaNet Finance.

Débat présenté et modéré par  Eric Labaye, Senior Partner McKinsey Paris

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Jacques Attali et Eric Labaye

Sous l’effet conjugué des nouvelles attentes des citoyens ou des marchés, de l’émergence des nouvelles technologies ou encore de l’ouverture du Monde, les conditions d’exercice du leadership connaissent aujourd’hui une mutation sans précédent.

Dans ce bouleversement, plusieurs fractures structurelles-rendues encore plus saillantes et moins supportables par la crise-  affectent nos sociétés : fracture de l’exclusion, fracture entre les peuples et leurs élites, fracture individuelle, fracture communautaire, fracture générationnelle…

Comment l’un des principaux intellectuels français conçoit-il le leadership ? Partage-t-il ce constat ? Quelles sont les réponses à ces fractures structurelles ? Qui seront les grands leaders de demain ?

Le débat nous a permis d’aborder trois grandes thématiques prolongées par autant de questions  des membres du Cercle.

Quel leadership économique et mondial ?

Comment transformer la société française ?

Quels sont les nouveaux modes d’expression du leadership ?

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Quel leadership économique et mondial ?

Quel meilleur contexte que la crise à laquelle nous sommes confrontés  aujourd’hui pour faire preuve de leadership ? C’est par une réflexion sur le contexte international que Jacques Attali, accompagné par Eric Labaye, a ouvert son propos sur le leadership (terme employé à défaut de bonne traduction française, comme il l’a lui-même souligné). Et force est de contacter que le tableau est bien sombre, car il n’y a pas aujourd’hui de vraie « cabine de pilotage », que ce soit au niveau européen ou au niveau mondial.

« Il n’y a pas de cabine de pilotage »

     Au niveau européen, l’Europe est confrontée à la même alternative que l’avaient été les jeunes Etats-Unis d’Amérique en 1790. Va-t-elle aussi faire le choix d’un Etat fédéral, d’un impôt fédéral, … ? Et comment décider à 27 de « mettre en commun » la souveraineté ? Les « américains » d’alors – peuples migrants- ont ressenti la nécessité d’une Fédération pour cimenter leur union nouvelle ; mais les européens -peuples établis- ne voient dans celle-ci que l’aliénation de leur identité nationale.

     Au niveau mondial, la structure actuelle du G20 et son absence de courroie de transmission en font un « G Vain » … qui ne pourrait pleinement jouer son rôle qu’en fusionnant avec le Comité Monétaire du FMI et le Conseil de Sécurité de l’ONU, selon Jacques Attali.

Pendant ce temps-là, les marchés financiers, eux n’attendent pas. Et si le Président Queuille nous disait il y a 70 ans qu’il n’est pas de problème qu’une absence de décision ne règle pas, chaque occasion perdue nous rapproche de la catastrophe …

Par contraste, les pays émergents impressionnent par la vision, le projet collectif qui les animent, et l’appropriation de ce projet par les dirigeants. Sommes-nous encore capables en Europe d’être porteurs de projets ambitieux ? Jacques Attali souligne que les anciens projets nationaux n’ont pas été remplacés par le projet européen, et que la génération actuellement au pouvoir, trop jeune pour avoir connu la guerre et trop vieille pour avoir vécu Erasmus, n’est peut-être pas la mieux placée pour le développer.

« La démocratie doit être adossée à un projet de long terme »

En réponse à une question sur la fragilité des démocraties et son absence au niveau mondial, Jacques Attali souligne l’importance du long terme. Nulle part la démocratie  ne s’est construite en un jour.

D’ailleurs, notre définition « Européenne » de la démocratie est-elle partagée, partageable et/voire universelle ? Pas si sûr, car même en Europe, le pouvoir politique émane de votes différents qui confèrent une légitimité différente. A titre d’exemple, François Hollande a été élu au suffrage universel tandis qu’Angela Merkel est l’élue des länder…

La démocratie, in fine, c’est le gouvernement du peuple par le peuple, qui implique / exige une certaine représentativité dans ses institutions, la tenue d’élections, les droits des syndicats, une indépendance du système judiciaire…cette édification complète est souvent longue.

Combien de temps a-t-il fallu à la France – une démocratie s’il en est – pour accorder le droit de vote aux femmes : de 1789 et 1945 ! Puis pour abolir la peine de mort, en 1981 seulement !

Si donc, la démocratie doit s’inscrire dans le long terme, les obstacles pour y parvenir sont multiples :

     Ceux inhérents aux peuples eux-mêmes : dans les démocraties les plus avancées,  un nouveau contrat social tente d’émerger dans lequel les libertés individuelles, pour ne pas dire les intérêts individuels, risquent de lui porter atteinte. En outre la peur de la précarité augmente la propension des citoyens à renoncer à leur(s) liberté(s) pour gagner en sécurité. C’est un problème institutionnel complexe et cela peut conduire la démocratie à creuser sa propre tombe : hier avec le nazisme et le fascisme et aujourd’hui –qui sait ? – avec la dictature écologique et le fondamentalisme.

     Ceux qui sont liés à la dictature des marchés par essence court-termiste. Aux Etats-Unis, par exemple l’actionnariat moyen d’un titre est de 7 mois… Dans ces circonstances comment proposer un projet à 20 ans et le décliner à 5 ans ? Même la Chine qui a toujours réussi à se projeter dans le long terme découvre, avec l’ouverture  des marchés, nos fragilités.

Il faut remettre la notion de projet au cœur de la démocratie et du marché. C’est plus facile pour les nations que pour les entreprises… mais même à ce niveau, la démocratie est en danger du fait de l’absence de projets

L’avènement d’une démocratie à notre image reste un vœu pieux. Dans l’intervalle, attelons nous  plus modestement à nous doter d’instances de régulation. On en revient alors à la question de la gouvernance mondiale, évoquée plus haut.

Jacques Attali, Françoise Gri et quelques invités

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Comment transformer la société française ?

La capacité à transformer la société française tient à la faculté des principaux acteurs de changement à accepter d’être  contredits ou rejetés par les opinions en plaçant délibérément leur action sur le long terme. De ce point de vue, les intellectuels ont un rôle éminent à jouer car, eux, sont exonérés du besoin d’être aimés, suivis ou élus.  Ils peuvent proposer leur vision sans crainte d’être désavoués par l’opinion. Ils  sont un antidote indispensable à la montée inexorable des populismes qui accompagnent les temps de crise.

« La principale qualité de l’homme d’Etat est l’indifférence »

Jacques Attali partage cette phrase de François Mitterrand  pour rappeler qu’il faut être capable de supporter une impopularité provisoire lorsque l’on prend des décisions structurantes pour le long terme. Mais l’indifférence ne veut pas dire absence d’empathie. Le respect des autres et de soi-même, la capacité à développer des talents (sans avoir peur de s’entourer des meilleurs) sont une dimension clé du leader, au même titre que sa capacité à créer du sens, à partager une vision.

La société française reste gangrenée par le conservatisme de ses dirigeants dans leur mode de  renouvellement. Ils sont trop souvent issus  des mêmes écoles, des mêmes chapelles et sont peu enclins à s’ouvrir à la mixité et à la diversité.

«  Retrouver des ingénieurs, des professeurs et des médecins »

Enfin la société française devrait- à l’instar des principales sociétés occidentales d’ailleurs- retrouver le sens de ce qui a fait sa grandeur. Une société qui élève au pinacle les footballeurs, ou les traders au détriment des médecins des professeurs et des ingénieurs n’est elle pas  gravement malade ? Il convient de redonner leur lettre de noblesse aux grands métiers industriels et d’être un défricheur de talents.

« Retrouver l’esprit de (micro) entreprise »

Au-delà de ces dimensions intrinsèques, le leadership est contextuel. Jacques Attali rappelle qu’il n’a dirigé que des organisations qu’il a créées. Le sentiment d’appropriation est toujours beaucoup plus fort dans ce cas, et Jacques Attali rappelle que les 300 propositions de la Commission qu’il présidait ont été validées par consensus …

Les grandes organisations- les entreprises n’y échappent pas-  courent, elles, le risque de se transformer en juxtaposition de mercenaires, alignement d’intérêts rationnels autonomes – surtout dans une société qui glorifie la bulle de la distraction et la finance triomphante en oubliant les activités productives.

A l’inverse, le développement  de micro-entreprises,  dans des zones souvent difficiles, doit être soutenu – c’est une des missions de Planet Finance car il y a là un gisement de créativité insoupçonné et un formidable espoir pour des populations issues de la diversité qui frappent en vain aux portes des grandes entreprises.

L’assemblée

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Quels sont les nouveaux modes d’expression du leadership ?

Pour  Jacques Attali, un leader doit avoir de l’empathie, avoir une vision à long terme, donner du sens, être un guide.

A une question de la salle sur l’exemplarité du dirigeant souvent  invoquée par ces temps de crise, Jacques Attali se montre prudent.  Les quelques aspects de l’exemplarité attendus du leader ne s’exportent malheureusement pas à tous les domaines.

« Rien ne rehausse mieux l’autorité que le silence, splendeur des forts et refuge des faibles » (Charles de Gaulle). Dans la transparence de nos sociétés, il est impossible d’être sans défaut. D’autant plus que cette dernière est en recherche permanente de bouc-émissaires. Il faut accepter que le dirigeant est un être humain, qu’il peut faire des erreurs et même qu’elles constituent un apprentissage. Bien sûr, il faut reconnaître ses erreurs, continuer d’avancer et respecter les autres.

Le niveau d’exigence de l’exemplarité qui s’est accru avec la crise est moindre lorsqu’il s’agit des « leaders » issus du monde du spectacle à qui on pardonne plus aisément quelques égarements, à la différence des leaders issus des fonctions politiques qui doivent être moralement irréprochables, ou de dirigeants d’entreprises qui non seulement doivent être compétents, irréprochables, vertueux quant à leur rémunération, mais doivent également donner un sens en étant un guide.

Peut on demander à un seul homme de réunir toutes les qualités requises d’exemplarité pour être un bon et « vrai » leader alors même que la notion d’exemplarité couvre un vaste champ qui évolue au gré des changements environnementaux, générationnels et sociétaux ? Quel Homme dispose de cette faculté de résilience pour survivre à toutes ces mutations ?

« L’exemplarité ne peut se résumer à une posture d’ordre morale ».

Dès lors – rejoignant d’ailleurs certains travaux précédents du Cercle (1) – l’exemplarité attendue du dirigeant devrait moins concerner sa personne ou ses qualités intrinsèques que sa gouvernance ou ses actions. A la posture latine (moralisatrice),  il faut substituer une posture anglo-saxonne (utilitariste).

C’est en mettant en place des garde-fous (gouvernance partagée ;  ouverture des Conseils d’Administration à des administrateurs indépendants, règle en matière de rémunérations etc…) que le dirigeant progressera et fera progresser son organisation sur ce terrain.

Selon un sondage CSA réalisé pour le Cercle en décembre 2009 (2), le champ couvert par cette notion d’exemplarité s’est déplacée ou pourrait on dire s’est agrandie. Pour la génération communément appelée « génération Y », le dirigeant exemplaire est celui respectueux des autres, et de son environnement. Ce qui rejoint la « capacité à se mettre à la place de ses collaborateurs » évoquée par J. Attali. Aux formes traditionnelles d’exemplarité connues et attendues dans différents domaines, s’ajoutent de nouvelles qui tiennent compte de l’évolution de la société

(1)   cf sondage CSA pour le cercle du leadership déc 2009 disponible sur lecercleduleadership.net 

(2)   cf «  les 7 clés du leadership » Ed. de l’Archipel chapitre 2

« L’économie sociale, nouveau mode d’expression du leadership »

En phase  avec cette nouvelle génération ; Jacques Attali  souligne l’importance à venir de l’économie sociale et solidaire.

Une évolution vers l’éthique de l’entreprise est nécessaire. C’est d’ailleurs le rôle de l’économie positive ou solidaire ou associative. Sans accepter de se substituer à l’Etat, le « social business » devrait assurer une part croissante de l’économie dans l’avenir, même s’il manque aujourd’hui de statuts adaptés.

Jacques Attali souligne qu’avec PlaNetFinance, il a sans actionnaires pu remplir ses missions et équilibrer ses comptes. L’argent, c’est le pinceau du peintre, ce n’est pas sale, c’est un moyen de donner du sens.

« Le leader est celui qui a une fraction de seconde d’avance sur les autres »

S’agissant de son propre leadership, Jacques  Attali -en réponse à notre question- évoque une prise de conscience à l’occasion de son premier métier d’enseignant à l’Ecole Polytechnique.

Il a pris conscience, alors qu’il enseignait l’économie à des personnes ayant  a peu près le même âge que lui, que le leadership  ne pouvait s’exercer que par un don total de soi. Il s’est alors astreint à faire ses cours sans notes, en privilégiant sa capacité à comprendre le besoin de ses élèves et à s’y adapter, ce qu’il appelle l’empathie.

Aujourd’hui il considère que c’est toujours le cas. Lorsqu’il dirige des orchestres par exemple – exercice auquel il se livre de plus  en plus souvent – il s’oblige à le faire sans partition, pour « sentir » son orchestre et communier avec lui, dans une relation de sincérité directe sensorielle, quasi « érotique ».

Il définit alors le leader comme celui qui est capable  d’affirmer sa supériorité en comprenant  les autres ou les situations avec une fraction de seconde d’avance.

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Propos recueillis par Pascal Baumgarten, Chantal Bonhomme et Régis Folbaum

 

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