Shared Value : Les injonctions contradictoires

 

La séance est introduite par François Eyssette, partenaire d’honneur du Cercle du leadership, ancien DRH au sein de grands groupes internationaux, aujourd’hui Conseil et auteur.

François Eyssette développe l’idée que les choses se sont pernicieusement compliquées dans les entreprises depuis une vingtaine d’années : jamais autant de progrès sociaux et managériaux n’ont été faits, jamais autant d’attention n’a été portée au bien être des collaborateurs et pourtant …  tout n’est pas si rose ! Jamais on a autant parlé de souffrance au travail. Ce qui a d’abord affecté les employés, puis les cadres est aujourd’hui en train de s’étendre aux dirigeants d’entreprise.
Ces souffrances sont personnelles, parfois honteuses, souvent cachées. 
Elles ne sont pas reconnues ; le dirigeant n’est-il pas payé pour çà ? Soit, mais comment croire qu’il peut alors mener à bien la transformation de son entreprise,  favoriser un esprit d’équipe collaboratif, s’intéresser à son écosystème, être dans la « valeur partagée », s’il est en situation de souffrance personnelle ?
 
Le risque est que ces situations paradoxales soient  ressenties par les intéressés comme la contradiction de trop, celle qui met en péril leur santé, mais aussi celle de leur entreprise.
Autant de raisons qui doivent nous amener à prendre cette question au sérieux.
 
La séance se poursuit  ensuite avec l’intervention de Thomas Morel, psychosociologue, du cabinet Epictete Associates, spécialisé dans le conseil et l’accompagnement des hauts dirigeants et des instances de direction et de gouvernance.

Pourquoi les situations paradoxales et les injonctions contradictoires constituent-elles un sujet ?

Les situations paradoxales et les injonctions contradictoires ont sans aucun doute toujours existé, mais elles ont évolué et nous y sommes plus sensibles. Elles sont désormais plus radicales, mais aussi plus éphémères (elles se succèdent alors à un rythme effréné), et nous avons changé dans nos comportements et dans nos réactions. Dans nos comportements tout d’abord, nous avons évolué car nous avons besoin de certitudes, de contrôle immédiat et permanent, alors même que nous construisons un monde qui dépasse toutes les échelles « compréhensibles » sans pour autant transcender l’individu. Dans nos réactions ensuite, car ce qui nous échappe devient anxiogène : à l’absence de contrôle vient s’ajouter  une résistance décroissante face à l’aventure et l’inconnu. Ces deux dynamiques (comportement et réactions) rendent les situations paradoxales et les injonctions contradictoires plus notables et difficiles à gérer qu’avant.

Quelles sont alors les nouvelles dynamiques en jeu ?

A titre individuel, les situations paradoxales et les injonctions contradictoires peuvent être résumées à un conflit entre deux idéaux, comme une opposition entre la raison et l’envie, comme une opposition fondamentale entre être et devenir, ou comme une opposition dont nous nous accommodions au prix de certains sacrifices.

Cependant, ces situations génèrent une souffrance croissante, car on ne veut/sait plus transiger : nous voulons avoir la possibilité de choisir mais nous ne voulons plus choisir. Comme nous ne savons plus transiger, nous nous accommodons, sans jamais renoncer à aucun idéal. Devant faire cohabiter notre système de valeur avec celui de l’entreprise, nous nous retrouvons face à des situations où nous ne savons que faire.

Comment ces situations paradoxales et injonctions contradictoires se vivent-elles en entreprise ?

Les situations paradoxales et injonctions contradictoires parlent avant tout de nous avant de parler de l’entreprise, car ce n’est pas l’entreprise elle-même mais ce que nous en faisons et en avons fait qui pose la question.

Pourquoi ne parvient-on pas à s’accommoder des situations paradoxales et des injonctions contradictoires en entreprise ? D’abord parce que l’on se sait de moins en moins faire vivre ensemble au même moment des idéaux en opposition. Ensuite, quand nous n’avons pas d’autres choix que de devoir transiger, alors c’est d’autant plus difficile que c’est entre des idéaux que nous ne partageons pas forcément : dans l’entreprise, les situations paradoxales et injonctions contradictoire nous sont imposées. La situation devient insupportable car nous nous sommes unilatéralement appropriés l’entreprise, nous l’avons investie. De cet (sur ?)- investissement a découlé une porosité maintenant irréversible entre les valeurs individuelles et celles de l’entreprise.

Ainsi par extension le sujet ici repose la question de la place de l’entreprise dans la cité, de la société dans la Société. Alors que nous avons tant investi l’entreprise, le choc des idéaux devient insupportable pas tant parce qu’ils s’opposent mais parce qu’ils nous sont imposés et ce que ce ne sont pas toujours exactement les nôtres. Ainsi nous serions ‘victimes’ de nos propres idéaux (transmis, acquis, imposés ou adoptés) parfois plus insolubles dans l’entreprise que nous le sommes nous mêmes. On entretiendrait une relation fusionnelle avec l’entreprise.

Les seuls situations paradoxales et injonctions contradictoires supportables seraient celles que nous choisissons et qui nous permettent de ne pas choisir, pas celles qui nous sont imposées et qui nous demandent de transiger. Alors ce ne sont plus les situations paradoxales et les injonctions contradictoires qui sont le problème mais plutôt des idéaux que nous n’avons pas choisis et qui nous sont imposés, ou le fait de faire vivre ensemble ces idéaux qui s’opposent, dans un système que nous avons (sur)investi et sur lequel nous projetons naturellement nos idéaux personnels et leur articulation en système de valeurs mais qui ne permet pas de fusionner avec celui de l’entreprise, du moins autant que nous le faisons par ailleurs.

Les situations paradoxales et les injonctions contradictoires existent à tous les niveaux (société, entreprise, individu), dans des formes infinies. Elles ne sont pas uniformes selon les environnements : dans les startups, elles peuvent être moins vécues comme une souffrance mais au contraire comme un élément constitutif de cette aventure collective nouvelle qui autorise les changements du fait de sa dimension ‘création’ ; en même temps, ces modèles d’économie du partage sont a priori les plus paradoxaux en ce qu’ils mettent en jeu le collectif comme un alibi et une finalité exclusivement commerciale.

Pour les dirigeants, managers et leaders, comment faire face à ces situations paradoxales et injonctions contradictoires, et comment faire avec ?

Ces situations et injonctions imposent la nécessité d’arbitrer. Cet arbitrage implique un renoncement à un des deux idéaux, souvent le plus personnel.

Les dirigeants peuvent alors avoir plusieurs réactions possibles. Ils peuvent décider de ne pas s’en préoccuper, ou d’accepter la situation. Dans ce dernier cas, si les managers décident d’accepter la situation mais n’y arrivent pas effectivement dans les faits, une souffrance apparaît. Une dernière option est que le dirigeant n’accepte pas la situation et s’en va : la « limite éthique » est plus forte que la peur de perdre son emploi.

Il s’agit pour tous de faire face puis pour quelques un de faire avec. Il faut remettre son lien à l’entreprise à sa juste place, dans un engagement désengagé. Les dirigeants doivent retrouver leur singularité tout en faisant partie de l’entreprise. Ils doivent également accepter des règles qu’ils ne pourront pas édicter, et accepter un autre set d’idéaux qui s’articuleront dans un autre système de valeurs, avec pour seule limite l’éthique. Enfin, ils doivent faire le deuil de l’idéal non commercial de l’entreprise.

Et si les situations paradoxales et injonctions contradictoires étaient une chance, collective et individuelle, permettant le progrès ?

Il y a un double système de logique : c’est parce qu’on annonce pour le collectif un idéal commun lointain qui peut rester incantatoire ou utopique que l’on donne du sens à ce qui n’en a peut-être plus (la croissance du prochain quarter). Au lieu de s’opposer ces idéaux se complètent, ils se nourrissent et se justifient progressivement.

Par nature l’entreprise doit concilier la contradiction de ses cycles, de ses objectifs. Elle doit à court terme réussir le présent, et puis remettre en cause ce qui fait ce même succès pour préparer l’avenir.  Ceci a toujours existé. Ce qui a changé, c’est la vitesse et l’ampleur du changement des vérités successives.

En conclusion, il est possible de faire une distinction entre les managers et les leaders. Les managers sont les gardiens du présent et du résultat à court terme. C’est eux qui parfois dans la douleur, doivent se faire les relais de ces situations paradoxales ou injonctions contradictoires. Ils vont devoir résister et faire face.

A l’inverse les leaders vont déceler les opportunités qui découlent de ces situations paradoxales et injonctions contradictoires. Ils vont utiliser l’énergie issue de la friction des idéaux pour lier les destins du présent et de l’avenir.

Les situations paradoxales et les injonctions contradictoires ne se brisent pas. Elles sont au mieux remplacées par d’autres, moins douloureuses. Les managers vont donc les subir plus ou moins bien. Les leaders vont tenter de les subir et de les modifier. Quand les managers font face les leaders font avec.

Trois intervenants, dirigeants d’entreprise, ont ensuite témoigné des injonctions contradictoires qu’ils ou elles ont pu vivre dans l’exercice de leur fonction.

Le premier intervenant rappelle qu’il est en permanence confronté à des injonctions contradictoires plutôt classiques : l’opposition entre la posture d’innovation, le temps et les moyens nécessaires, et puis le risque de ne pas faire les chiffres du quarter ; l’opposition entre le discours RSE porté sur la diversité, et la culture ancrée d’entreprise ; et puis le choc des idéaux et de ses conflits personnels avec la marge de l’entreprise et ses impératifs. Or, l’époque actuelle impose une forme de bonheur et d’accomplissement au travail qui rend ces injonctions contradictoires difficiles à supporter.

Comment faire face à ces injonctions contradictoires en tant que manager et comment faire avec en tant que leader ? Il peut être difficile en tant que dirigeant de faire bouger les lignes d’une entreprise ayant une culture établie depuis longtemps, tout en restant loyal et solidaire envers ses collaborateurs. Une clé peut être une approche de type realpolitik : une sorte de « raison d’état de l’entreprise », qui requiert une adaptabilité permanente, une souffrance qui demande de ne pas se trahir, et qui permet de ne pas trahir les autres. Dans le traitement de ces injonctions, il y a donc une part permanente de négociation avec soi-même : jusqu’où puis-je accepter d’aller ?

Ayant vécu un changement complet de Business Model au sein de son entreprise, des injonctions contradictoires sont rapidement apparues lorsque l’actionnaire a exigé que les résultats continuent leur progression pendant ce bouleversement. Comment faire pour que les collaborateurs entreprennent ce changement de la manière la plus confortable possible ? L’enjeu devient alors d’avoir une forme de bienveillance les uns vis-à-vis des autres. La bienveillance induit la confiance et permet d’avancer. Il fallait en même temps que tous acceptent la nécessité du changement : la souplesse et l’adaptation sont essentiels pour survivre.

Finalement, pour évoluer et grandir en entreprise au milieu des injonctions contradictoires, il faut s’affranchir de la peur. Il est nécessaire de garder sa liberté et de garder une forme de courage, même si on ne le met pas à profit. Il faut également avoir une posture et une attitude fortes, qui permettent de convaincre et d’entraîner les autres. Il faut pouvoir s’engager tout en gardant son esprit critique.

Le deuxième intervenant commence son témoignage par souligner que les injonctions contradictoires ont probablement toujours existé et elles existeront toujours, mais elles se sont transformées. S’il y a celles que l’on subit, il ne faut pas oublier celles dont on est directement responsable et que l’on créée parfois sans se rendre compte.

Parmi les injonctions contradictoires que l’on subit, il y a celles que l’on peut tolérer, puis celles que l’on ne peut supporter : on décide alors de s’en affranchir, soit en les combattant, soit en les ignorant. Ceci dépend souvent de sa position dans l’entreprise.

Lorsque que l’on réalise que l’on est au milieu d’une injonction contradictoire, il faut qu’une prise de conscience ait lieu : l’entreprise n’est pas terroriste et ses employés ne sont pas des victimes, chacun y a sa part de responsabilité. Ensuite, certaines personnes décident d’agir, d’autres non.

Le manager intermédiaire, joue un rôle difficile dans la chaîne des injonctions contradictoires, pris entre le top management et les opérationnels, il peut se confiner dans une position de refuge lorsqu’il doit demander l’impossible (par exemple, demandant de continuer à faire de la croissance tout en réduisant les coûts de 20%) alors qu’il n’a pas d’argument.

L’intervenant nous fait ensuite part de deux injonctions contradictoires qu’il a observées. Tout d’abord, son entreprise, leader sur le marché, devait en permanence être à la pointe de l’innovation. Il y avait donc une sorte d’incantation dans le discours imposant une création permanente qui devait émerger d’organisations fortement compartimentées et assignant des tâches répétitives avec assez peu de valeur ajoutée aux collaborateurs.

Ensuite, le mode collaboratif a été une démarche choisie par l’entreprise pour la prise de décision : des plateformes digitales collaboratives, des blogs d’échanges et des boîtes à idées ont dont été mis en place. Cependant, les idées ont seulement été récoltées, et les décisions ont été prises par le haut, souvent avec l’aide d’un cabinet de conseil. Non seulement ces idées n’ont servi à rien, mais pire encore, certains collaborateurs ont été évalué en fonction de leur contribution sur les plateformes.

L’intervenant a également créé une injonction contradictoire, en mobilisant l’ensemble de ses équipes sur l’expérience client, en leur promettant que c’était en lien direct avec la progression des résultats. Pendant un an, la courbe d’expérience client n’a cessé d’augmenter, sans que les résultats ne varient. Il avait donc mis ses équipes dans une sorte d’injonction contradictoire qu’il avait créé.

En conclusion de son intervention, l’intervenant souligne la nécessité de rester soi-même et authentique. Il faut tuer l’implicite, le non dit, affirmer ce que l’on est capable de défendre et ce que l’on n’est pas capable de défendre. Lorsque l’on est face à une injonction contradictoire, la responsabilité d’un dirigeant est de donner du sens : discuter avec les collaborateurs qui sont sous sa responsabilité, afin d’être nourri et de pouvoir expliquer aux supérieurs ce qui ne fonctionne pas. Enfin, les nouvelles générations qui arrivent dans les entreprises ont appris à être méfiants et précaires, et ont pour particularité de se comporter dans le monde de l’entreprise de manière équivalente à leur comportement dans la sphère privée. Ces personnes vont profondément bousculer l’establishment, ce sont des nouveaux agitateurs qui vont modifier les comportements et réduire le pouvoir de nuisance des injonctions contradictoires.

Le troisième intervenant commence son témoignage en nous informant qu’il a connu, au cours de ses années d’expérience dans une entreprise, trois types d’actionnaires différents : familiaux, entrepreneurs financiers, et purs financiers. Il serait facilement possible de doser la densité des injonctions contradictoires par rapport à cette typologie d’actionnaires. Les actionnaires familiaux avec une vision patrimoniale génèrent d’autres natures d’injonctions contradictoires avec des pressions différentes de celles que l’on peut vivre dans une société extrêmement financiarisée.

Aux yeux de l’intervenant, le manager dirigeant (pas l’entrepreneur ni l’actionnaire dirigeant) est le seul devant être capable de supporter la pression de l’injonction contradictoire. Cela signifie être capable de transformer la pression des injonctions (émanant notamment des actionnaires) en dynamique, comme élément de vibration et de vitesse au sein de l’entreprise. En d’autres termes, les besoins d’évolution (on parle aujourd’hui d’innovation) sont un cycle permanent au sein des entreprises, et l’injonction contradictoire est un élément de stimulation de transformation permanente de l’entreprise et des hommes.

Au cœur des injonctions contradictoires, l’on trouve l’équilibre nécessaire entre émotionnel et rationnel. Aujourd’hui, toutes les entreprises sont à la recherche de notions qui font appel à l’expérientiel, à l’émotionnel (en réponse aux attentes de leurs clients), et, de manière paradoxale, il faut arriver en même temps à être très rationnel dans sa gestion au quotidien.

La gouvernance de l’entreprise peut avoir un rôle déterminant lors de la gestion de ces situations difficiles. Les conseils d’administration devraient parfois s’appeler « conseils de gestion des injonctions contradictoires » : ils sont l’endroit idéal pour évoquer la difficulté à gérer un projet d’entreprise qui s’inscrit avec une vision dans le long terme et une exigence de la rentabilité instantanée.

En conclusion et pour faire face à ces injonctions, il est primordial pour le dirigeant de donner du sens en permanence à ses équipes et utiliser ces situations comme des moteurs de stimulation. De même, le partage est essentiel : le dirigeant doit partager cette pression, avec ses collaborateurs, pour faire comprendre les points de tension. Enfin, toujours garder la liberté de dire non.

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 Propos recueillis par Julien Eymeri  et Juliette Somma

http://www.choisirquartierlibre.com/

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