Laurent ChoainEn décembre 1940, le chaos est à Marseille. Ce seul grand port d’où l’on peut encore embarquer vers des contrées libres et plus rassurantes que l’Europe est aussi une grande ville, désordonnée pour celui qui n’y est pas né, qui permet de se cacher, de se procurer des papiers, de trouver des passeurs. André Breton, Marc Chagall, Max Ernst, Hannah Arendt, parmi d’autres, doivent probablement à ce chaos sympathique d’avoir échappé à un chaos mortel.

Mais aussi grâce à un homme, un juif allemand né à Berlin en 1915. Qui fait le coup de poing contre les jeunesses hitlériennes pendant ses premières années d’études, qu’il poursuivra à HEC, à la London School of Economics, en passant par la lutte antifranquiste avant d’obtenir un doctorat à Trieste où il combat les fascistes. Se réfugiant lui même aux Etats-Unis, il reviendra comme sergent dans l’armée US qui débarque en Afrique du Nord puis en Italie. Au sortir de la guerre, il est l’un des organisateurs du Plan Marshall et aidera ensuite pendant quatre ans la Colombie à construire son développement économique et social. Dans la deuxième moitié de sa vie, il enseignera à Columbia, Yale, Harvard et Princeton, produisant deux théories majeures sur le développement des nations et sur l’engagement des individus (Exit, Voice, Loyalty).

A l’amorce de cette fin de cycle consacré au « sentiment d’un chaos », sa vie éclaire une partie de notre réflexion ; la première moitié du vingtième siècle a probablement été l’occasion de l’un des plus grands chaos que le monde ait connu. Très peu de certitudes sur l’avenir existaient pour la plupart des individus, et choisir son camp était moins compliqué encore que de choisir de s’engager ou rester passif. Lui-même n’avait que peu de chances de savoir ce qui lui arriverait, ne serait-ce qu’au jour le jour. Mais son engagement était constant. C’était sa réponse, un peu comme Albert Camus, à l’imprévisibilité, sinon l’absurdité du monde.

Les temps sont difficiles aujourd’hui aussi (peut-être moins toutefois) et la confiance dans les organisations – les états, les entreprises – semble disparaître. Les guerres en moins, c’est probablement le sentiment qui existait au début du siècle dernier ; notre juif allemand naturalisé américain lui-même, social-démocrate toute sa vie, ne céda jamais à l’enrôlement dans un parti. Mais sa vie et son œuvre prouvent que la défection (exit) ou l’apathie (no exit, no voice), dans ces situations peu inspirantes, ne sont pas de bonnes options.

Albert Otto Hirschman est mort paisiblement, l’hiver dernier. Avant notre prochaine conférence sur « le leadership face à un contexte mondialisé », il me paraissait honorable de l’inviter symboliquement au travers de cet édito, lui qui pendant presque cent ans a donné à ce sujet une réponse pleine de panache, de profondeur, de diversité, de confiance sans calcul.

 

 « If an idea is not encouraging, it is false » – Albert Hirschman.

 

Laurent Choain- Septembre  2013

 

 

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