philippe-gabilliet

Le rapport au temps constitue l’une des préoccupations majeures de l’Humanité en marche, tiraillée entre un passé qui jamais ne reviendra, un futur dont on ne sait fondamentalement rien de ce qu’il sera vraiment… et un présent qui se dérobe à la conscience au fur et à mesure qu’on essaye de le saisir ! Penseurs, théologiens, philosophes, hommes et femmes d’action ont pourtant depuis toujours tenté de penser cette temporalité, catégorie essentielle de l’expérience humaine.

Philippe Gabilliet, Professeur de Psychologie et de Leadership à ESCP Europe (Paris), également auteur et conférencier, se penche sur la problématique du dirigeant face au temps qui passe.

 

Le CDL : Quelle pourrait être la posture idéale du dirigeant face au temps ?

Pr. Philippe Gabilliet : Difficile de parler de posture idéale, car le juste rapport au temps a beaucoup à voir avec le contexte vécu du dirigeant à l’instant t. Ce qui est vrai, c’est que celui ou celle qui porte la responsabilité de l’ultime décision dans son domaine est plus que tout autre tenu par cette « obligation temporelle ». Diriger, c’est de toute façon être arrimé, ancré dans le futur, en ce que celui-ci donne son sens à l’action présente. Jouer la carte du passé, autant que garder « son nez dans le guidon », sont dans tous les cas de figures des tentations dangereuses.

Le CDL : Le « désir de durer » est-il à encourager ou à proscrire ?

Pr. Philippe Gabilliet : Le dirigeant d’entreprise, à son niveau, aspire à durer. Pérennité, consolidation, développement « durable », valeur patrimoniale, transmission, voire carrière sont autant de préoccupations qui interrogent la durée, que ce soit celle de l’entreprise ou de celui ou celle qui la dirige. Mais l’un des grands paradoxes est que le dirigeant passe le plus clair de son temps à penser au futur des autres et de son environnement, mettant ainsi souvent entre parenthèses l’interrogation sur son propre avenir, sur la propre durée en tant que personne, en tant qu’être en devenir.

Le CDL : Quelle stratégie adopter face à la tyrannie de l’instantanéité ?

Pr. Philippe Gabilliet : Cette tyrannie est double. Elle est bien sûr extérieure, en ce qu’elle constitue une attente d’instantanéité de l’Autre vis-à-vis de moi. Dans la sphère professionnelle, et plus encore à haut niveau, mails et textos appellent implicitement une réponse très rapide sinon immédiate. Manquer à cette obligation d’instantanéité peur apparaître comme une marque de désintérêt ou d’impolitesse. Tel est le monde de la décision 2.0, voire 3.0 ! Mais cette exigence est désormais intériorisée par chacun, et ce dès le plus jeune âge, par ce syndrome « FOMO » (abréviation de Fear of Missing Out) qui nous conduit à ressentir le besoin de répondre immédiatement à toute sollicitation, de peur de rater quelque chose d’important (une occasion, un contact, une information, un événement, etc.). A la procrastination, qui conduit à toujours repousser au lendemain une décision ou une action, se substitue désormais chez certains la précrastination, impossibilité de résister à une demande de décision ou d’action immédiate. 

Le CDL : Quelle serait votre philosophie personnelle face au temps qui passe ?

Pr. Philippe Gabilliet : Je pense qu’à l’heure de toutes les accélérations, il faut réapprendre à ralentir sur certaines décisions ou réactions, surtout quand elles sont vitales et engagent l’avenir à long terme de l’entreprise ou de ceux qui la dirigent. Cela implique aussi de donner la permission aux autres de ralentir sur certains processus, ne serait-ce que pour les rassurer. En ce qui me concerne, ma philosophie est celle que pour mieux profiter de l’instant présent, il est bon de se souvenir de ces paroles de Charles Péguy : « L’heure qui sonne est sonnée, le jour qui passe est passé ; demain seul reste, et surtout les après-demain …».

Philippe Gabilliet sera présent à la prochaine rencontre du Cercle, le 12 avril.

Propos recueillis par Raphaëlle Laubie.