Qui veut encore être manager ?

 

Laurent Choain
Laurent Choain
Group HR Officer, Mazars
Membre fondateur du Cercle du Leadership

Philippe Wattier
Philippe Wattier
Directeur et fondateur
du Cercle du leadership

Le prolétariat managérial

Prolétariat : du latin proletarius, de proles, lignée ; chez les romains, les citoyens de la plus basse classe, dont les enfants étaient la seule richesse.

L’idée généreuse et transcendante du « Tous Leaders » pose la vraie question du leadership ; comment développer à tous les niveaux de hiérarchie d’une organisation des comportements plus inspirés par l’entraînement, la mobilisation et la dynamique – la logique du vivant – que par le contrôle et la réalisation d’une tâche – la logique technico-organisationnelle ?

En fait, et quoi qu’en disent les théories, il y a deux mondes très distincts de management ; le monde des cadres dirigeants, des « managers de managers » (au sens assez large du terme, c’est-à-dire des deux à trois pour cent d’une organisation qui disposent de l’information, des moyens humains, budgétaires et décisionnels de fixer des objectifs, de dépasser des contradictions organisationnelles, de transgresser les contraintes et de rechercher une approche qualitative de la relation humaine au travail) et le monde des « managers de proximité », le prolétariat managérial.

Et paradoxalement, la question du prolétariat managérial est le défi principal du leadership.

Notre époque : l’entrechoc de deux cycles

Les trente glorieuses, ou dit autrement la longue période de croissance économique et de progrès social qui a suivi la seconde guerre mondiale, sont toujours décrites comme le berceau de la société de consommation dans laquelle nous vivons et dont les modèles sont inscrits dans nos cultures professionnelles. Cette période a eu des effets très importants sur notre modèle d’organisation actuel :

  • l’entreprise et le travail sont devenus les principales aventures humaines, autour desquelles se sont figés les systèmes de valeur et de reconnaissance sociale ;
  • des générations de cadres sont nées, cadres par le statut, souvent sans responsabilité d’encadrement d’équipe, plaçant les métiers fonctionnels (le marketing, la finance, les ressources humaines, le conseil, les services …) au cœur des systèmes de formation et de développement professionnel.

Le moteur et la condition de cet énorme ascenseur social, c’était la croissance économique. Même s’ils se sont transformés, la plupart de nos organisations et de nos codes managériaux se sont structurés à cette époque.

Mais un autre cycle est venu, sans fureur et de manière très adaptative, marquer la pensée et les pratiques managériales : les flux et reflux de croissance ont ramené l’optimisation des organisations au cœur des dynamiques de croissance des résultats de l’entreprise, et l’ordre du jour a été de réduire les structures non directement opérationnelles (mutualiser les équipes fonctionnelles, réduire les sièges et les frais de siège, externaliser des compétences expertes… ).

Les théories de « lean organisation », d’organisation « agile » ont été d’autant plus facilement rendues acceptables par la « nouvelle économie » de la fin des années 90, qui a revalorisé les modes d’organisation en grappes, les petites équipes, le travail sans hiérarchie, l’organisation souple dans un monde où l’offre d’emplois semblait de manière durable devoir être supérieure aux compétences disponibles.

Notre époque est l’entrechoc de ces deux cycles : un cycle ancien qui a façonné notre conception de l’identité managériale issue des années 60 – 90, et un cycle plus récent qui en contredit – souvent de manière tacite – certains des principes fondamentaux : la démocratisation croissante des fonctions d‘encadrement, la solidarité managériale entre les lignes hiérarchiques, les avantages sensibles et visibles du statut de cadre.

Qui veut encore être manager ?

 

A 21 ans, après avoir flâné pendant ses études, Sébastien avait décidé de prendre sa vie en main. Fils de commerçants, il avait travaillé dans la petite fromagerie jusqu’à ce qu’elle ferme à la fin des années 90. Entré à la Caisse d’Épargne de Champagne Ardenne, il avait trouvé dans cette entreprise qui avait elle-même tardé à prendre son envol des opportunités d’apprendre et de progresser, tout en exploitant à plein son sens du service et de l’accueil, cet atavisme familial.

2002 avait été une grande année. Il s’était marié et avait été nommé second d’agence dans le centre ville de Reims, auprès d’un chef d’agence très motivant, un « role model ». Début 2007, son épouse fut mutée dans le Val d’Oise, et Sébastien fit acte de mobilité. Son talent reconnu lui valut d’être appelé à diriger une petite agence d’un quartier étudiant d’une ville importante de la banlieue nord de Paris. Sa prise de fonction fut rendue difficile, dans un contexte de tension sociale et de rumeur insistante de fusion des trois Caisses d’Épargne d’Île de France.

Sébastien ne retrouvait aucun des repères qu’il avait acquis auprès de son role model. Il n’y avait pas de bienveillance dans cet environnement particulier. Son salaire avait progressé de 17%, avec toutefois une part variable supérieure.

L’accentuation de la crise financière, juste après une fusion mal vécue avec les deux autres caisses d’Île de France, avait accru le malaise social et l’agressivité des salariés dans cette agence. Sébastien était perçu comme un manager « qui ne parle que de chiffres », un « porteur d’eau de la direction » dont personne ne voulait croire qu’il se battrait pour les emplois de l’agence.

Quand Sébastien vit passer l’annonce d’un poste ouvert au service Marketing du siège de la nouvelle Caisse regroupée, il postula sans prêter attention aux conditions salariales légèrement moins avantageuses.

 

En 2008 et 2009, au plus fort de la crise financière, près de 2000 managers de tous niveaux des Caisses d’Epargne se sont retrouvés par petits groupes pour partager leurs bonnes pratiques et leurs manière de faire face à des problèmes communs et opérationnels de management.

Sans abattement ni agression, ils ont exprimé quelques idées simples à formuler mais complexes à traiter pour la direction, autant parfois qu’à vivre pour eux :

  • la faible différenciation entre les managers de proximité et les salariés dans l’accès à l’information, ce qui est un progrès d’une certaine manière mais une impasse existentielle pour les managers ;
  • le paradoxe de disposer de process RH de plus en plus sophistiqués et d’une responsabilité de gestion opérationnelle des RH finalement assez limitée ;
  • la double contrainte de devoir être la première ligne d’accroissement de la productivité et en même temps d’amélioration du climat social, du moins de prévention des risques psycho-sociaux.

Il y a dans le métier des ressources humaines une fracture apparente et entretenue entre la « gestion des relations sociales » et le « développement des ressources humaines ». En réalité, c’est une ligne de démarcation fictive, beaucoup moins signifiante que celle qui sépare une lecture de la politique des ressources humaines d’une entreprise tournée vers l’ensemble des salariés ou prioritairement vers les managers.

La place des managers dans la politique de ressources humaines : la république des instituteurs.

Le domaine des ressources humaines est un monde intellectuellement assez ouvert, où le doute a sa place, la diversité des pratiques est réelle et l’innovation a droit de cité. Pour autant, c’est aussi un monde de communication aux codes ancrés et disposant de quelques gardiens de la pensée.

L’un des interdits les plus flagrants est celui qui consisterait à pouvoir envisager qu’une politique de gestion des ressources humaines puisse ne pas être dédiée à l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise. Mais si l’on y ajoute la subordination du social à la performance économique, on se retrouve vite face à des contradictions difficiles à surmonter.

On se souvient qu’Antoine Riboud avait réussi à formuler le concept du « double projet économique et social », mode d’emploi de la modernisation des entreprises de la fin des années 80, qui apportait une réponse à cette contradiction apparente. Tous ceux qui ont connu BSN Gervais Danone – devenu simplement Danone – à cette époque, témoignent que la grande cohésion de l’entreprise reposait en réalité sur un pacte managérial élargi, fait de foi dans la promotion interne, d’attraction et d’intégration visible de jeunes talents et de priorité donnée aux managers dans l’accès à l’information et au partage des bons résultats.

Dans le palmarès des « entreprises où il fait bon vivre », la cohésion managériale et la valorisation des managers de première ligne est une constante, un déclencheur et non une résultante.

À l’inverse, une grande entreprise, d’ailleurs à forte tradition sociale, confrontée récemment à une vague de suicides, s’est retrouvée embarquée dans une spirale négative conduisant à accepter, dans l’espoir d’éteindre un incendie incontrôlable, de stigmatiser sa collectivité managériale au travers du contre-exemple de quelques « petits chefs », shuntant ostensiblement la ligne managériale pour mener une enquête sur les risques psycho-sociaux directement auprès des salariés dans un esprit perçu comme de la défiance envers l’encadrement.

Au moment de décliner une politique globale de ressources humaines, il est essentiel de commencer par décliner le pacte managérial à l’aune duquel relire toutes les autres composantes de cette politique d’ensemble. La fierté, la mobilisation et la confiance de la communauté managériale la plus large sont les garants d’une stabilité sociale globale. La république des instituteurs.

Un axe essentiel : valoriser le métier de manager

Les enquêtes montrent depuis une quinzaine d’années une désaffection croissante pour les fonctions de manager, tant chez les jeunes qui ne le sont pas encore que chez les managers en poste.

En réalité, la fonction de management dans l’entreprise tend à perdre son identité propre. La réduction des couches hiérarchiques et la multiplication des structures précaires de management (réorganisations successives et rapprochées, fusions, restructurations, mode projet, mobilités professionnelles, externalisations impliquant en retour une partie significative de prestataires présents dans l’entreprise …) conduisent à repositionner la compétence technique devant la compétence managériale.

Certaines organisations qui ont pris conscience de ce problème ont apporté des réponses par une valorisation marginale des rémunérations des managers et par la formation.

Au-delà de ces actions, il est plus important encore de créer la communauté managériale ; de ce point de vue, une convention annuelle, des newsletters ciblées, de l’information générale sur la marche de l’entreprise ne suffisent pas. Il faut créer des espaces, des lieux et des temps d’échange, virtuels désormais mais aussi réels. Donner la parole et questionner régulièrement la communauté des managers, donner du feedback sur leurs questions et leurs pratiques autant, si ce n’est plus, que sur leurs performances.

Le « leadership aspirationnel »

L’un des concepts d’avenir dans le monde du développement des dirigeants est celui d’« aspirational leadership », que développe Bob Aubrey dans son nouvel ouvrage. En anglais, le mot « aspirational » prend deux sens ; (a) signe de réussite sociale et (b) ambitieux, qui aspire à une meilleure situation.

Aubrey cite de nombreux exemples de leaders « aspirationnels » dans de grandes entreprises autant que dans des PME. Le sens de ce concept est qu’il doit y avoir dans l’exercice du leadership une projection permanente, un dépassement du standard et du process, mais au plus profond des lignes managériales. Pas juste inspirer, mais aussi « aspirer ». Steve Jobs n’est pas à proprement parler un leader compassionnel, à l’écoute de ses employés. Mais son mode de leadership est « inclusif », et chaque manager est dépositaire d’une part significative de la légende et de la vocation de l’entreprise (« userfriendly innovation »), pas simplement un relais dans la déclinaison mécanique d’une vision partagée par quelques initiés.

À l’expérience, trois conditions doivent être combinées pour pouvoir développer une dynamique de leadership aspirationnel

(a) que le leader principal élargisse en permanence son « cercle de confiance / confidence »,
(b) … en particulier auprès des leaders nouvellement nommés et de leur équipe directe,
(c) … autour d’une vision et d’une pédagogie de transformation non pas de l’entreprise mais de son secteur d’activité.

« Good leaders make people feel that they’re at the very heart of things, not at the periphery » (Warren Bennis).

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Quel est le propre d’un leader ? L’une des réponses les moins courantes correspond pourtant à une caractéristique très observable : la faculté de créer d’autres leaders, de détecter le talent de leadership chez les autres.

À la généreuse interpellation « tous leaders ! », il faut donner un écho au deuxième degré : élargissons le cercle des privilégiés, accroissons le nombre de leaders potentiels parmi nos managers ; tous n’en auront pas le talent mais le plus grand nombre doit en avoir la possibilité. Il y a aujourd’hui, contrairement à ce que l’on peut croire, plus de talents de leaders non « autorisés » dans les lignes managériales que de leaders en poste qui, parfois, ne sont que des cadres très supérieurs sans réel leadership.

La clef du développement d’une culture étendue de leadership est de solliciter en permanence la capacité des managers à détecter le potentiel chez leurs collaborateurs. Cette logique nécessite un travail en profondeur sur les cercles successifs d’appartenance et un « floutage » permanent des frontières managériales, pour ne pas polluer la logique de promotion par celle de l’évolution statutaire. Mais c’est aussi la seule voie pour donner un peu de consistance à cette belle idée : tous leaders.

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