Laurent Choain - Tous Talentueux

« Tous Talentueux »

 

Par Laurent Choain

Directeur des Ressources Humaines du Groupe des Caisses d’Epargne.

Le talent c’est la hardiesse, l’esprit libre, les idées neuves.
Tchekhov

L’affirmation «Tous Talentueux » ne prend pas le même sens dans toutes les entreprises. Dans un groupe de service de 50 000 personnes, multiséculaire, à statut coopératif, où le taux de turnover est très bas (en moyenne inférieur à 5%) et où la promotion interne est la règle, mais qui intègre aussi chaque année plus de 2 500 nouveaux collaborateurs, ce sujet est le cœur de la politique de ressources humaines.

« Tous Talentueux », dans le Groupe des Caisses d’Epargne, ça ne peut pas être un constat mais plutôt une ambition.
Sa mise en œuvre repose sur trois fondamentaux :

  • Le statut coopératif, combiné à une taille moyenne croissante des entreprises constituant le Groupe, favorise la tentation d’une gestion « locale » des talents. Le premier principe, c’est que dans un groupe décentralisé, la priorité à la promotion interne doit aller de pair avec la mobilité inter-entreprises, sous peine de sclérose et d’attrition des potentiels.
  • Le deuxième principe, extensible aux entreprises de service, où l’attitude est la pierre angulaire du potentiel, c’est l’attention apportée par les dirigeants à l’identification, la sélection et la reconnaissance des talents – y compris par-dessus les lignes hiérarchiques et les équipes RH.
  • Enfin, il n’est pas possible de « travailler » directement les talents. La réponse n’est pas dans la formation mais dans le management intermédiaire, et une politique de développement massif des talents passe par une valorisation de la responsabilité des managers de proximité dans leur rôle de détection et d’attention permanente.

Ces deux derniers principes ne sont pas contradictoires ; ils trouvent leur osmose dans une idée très simple : sur le long terme, le talent d’une entreprise se mesure à l’aune exclusive de la qualité de son management.

Principe 1 : talent, mobilité et diversité d’expériences – ajustement vs. alignement.

Une grande entreprise américaine a popularisé dans les années 90 un « mantra » de recrutement, d’évaluation et de développement des collaborateurs reposant sur 3 critères simples et intangibles, quel que soit le métier ou le niveau de responsabilité dans l’entreprise : « smart, work hard, get things done! »

Tout réfléchi, « Smart » ne veut pas dire autre chose que talentueux. Mais toutes les entreprises ne sont pas égales devant la facilité à recruter ou retenir des talents. La vraie ligne de démarcation, c’est celle qui sépare l’acquisition de talents du développement de talents ; et là, la profession se divise.

D’un côté se rangent les DRH « process », qui investissent considérablement sur « l’alignement stratégique » et la consistance des pratiques managériales. Cette approche correspond bien à des modèles d’entreprises centralisées, et donne à la fonction RH une place dominante dans le management direct des talents. Paradoxalement, dès lors que les process sont bien en place, il est nécessaire de veiller à ce que les professionnels RH n’aient pas un profil « process », de sorte qu’un système mécaniste efficace conserve une dynamique et une proximité relationnelle forte.

D’un autre côté, on trouve les DRH « relationnels », qui donnent systématiquement la priorité aux lignes de management opérationnel et font reposer sur leurs équipes RH la flexibilité et l’ajustement des process, sans les établir en dogmes intangibles. Paradoxalement, les équipes RH dans ce cas ont un rôle dans l’administration du management des talents, plus que dans leur management direct. Ce modèle est adapté aux entreprises de service, et de manière générale aux entreprises décentralisées et exige de porter une attention permanente:

  • à l’implication des dirigeants opérationnels dans les questions de développement des ressources humaines et singulièrement dans la détection et l’accompagnement des talents
  • à l’animation de la filière RH en la concentrant sur des actions à forte valeur ajoutée, privilégiant un rôle de facilitation, plus que de régulation, du management des talents

Cette deuxième approche a deux conséquences sur la filière RH : y accroître la part des cadres et des hauts potentiels à l’intérieur d’un effectif « optimisé », et favoriser une organisation par projets de deux ou trois ans plutôt que par grandes directions classiques (affaires sociales, formation, emploi, etc.).

Le focus de la filière RH doit alors devenir la mobilité fonctionnelle – conjuguée naturellement dans un grand groupe multi-entreprises avec la mobilité géographique – des managers à potentiel, ensuite des potentiels non encore managers, enfin mais plus accessoirement de l’ensemble des collaborateurs.

S’il faut donner deux indicateurs clefs de pilotage correspondant à cette approche, ce sont les suivants :

  • Le facteur d’exportation de talents : c’est le nombre de collaborateurs, sur une période donnée, qui ont quitté une unité (entreprise, département, direction) pour rejoindre une autre entité du Groupe avec une promotion.
  • La part de budget de formation consacrée à des actions non directement destinées à renforcer la compétence dans le poste mais l’employabilité de moyen-long terme.

Principe 2 : un dirigeant, c’est quelqu’un qui développe des dirigeants.

Le Président de la chaîne internationale d’hôtels de luxe Kempinski, intervenant devant les directeurs généraux de ses hôtels pour expliquer la nouvelle politique RH de l’entreprise, raconte l’anecdote suivante.

J’étais alors un jeune directeur général d’un grand hôtel parisien ; le chef des pompiers de l’hôtel me demanda une entrevue particulière.

– Monsieur Wittwer, me dit le pompier, je voudrais travailler dans l’hôtellerie.
– Vous êtes le chef pompier d’un des plus grands hôtels de Paris.
– Oui, mais mon rêve, c’est d’être dans le lobby, d’accueillir des clients…

Après quelques minutes de réflexion et d’échange, je lui ai proposé le marché suivant :

– Je vais vous nommer pour trois mois assistant concierge. Si ça marche, vous poursuivrez votre carrière et vous serez un jour un grand concierge. Si par contre ça ne marche pas, alors vous retrouverez immédiatement votre poste de chef des pompiers, dans le quel nous vous apprécions tous.

Récemment, en revenant 20 ans après dans cet hôtel, le chef pompier devenu concierge s’est dirigé vers moi et m’a chaleureusement remercié de lui avoir offert, 20 ans plus tôt, la chance de faire le métier qui l’habite encore aujourd’hui .

Revenant à ses directeurs généraux, Reto Wittwer leur posa la question suivante : «  que ce serait-il passé si le chef pompier était allé voir le chef du personnel de l’hôtel ? Et donc selon vous, qui est responsable de l’émergence des talents dans vos hôtels ?  »

De fait, le développement des talents n’est en réalité pas une affaire de RH. C’est la responsabilité première des dirigeants qui disposent pour cela des principaux atouts :

  • Ils savent de l’intérieur ce qu’exige d’être dirigeant ou simplement manager.
  • Ils ont le pouvoir de dire oui sans atermoiement.
  • Ils sont généralement plus synthétiques qu’analytiques, et cherchent à voir comment utiliser le potentiel de celles et ceux qui les entourent, plutôt que ce en quoi ils auront des limites dans leur action future.

Dans le Groupe Caisse d’Epargne, les dirigeants sont au cœur de tous les processus d’identification, de sélection, de recommandation, d’accompagnement et de formation des talents.

Mais la plus grande qualité des dirigeants dans le management des talents, c’est qu’ils savent ne pas surdéterminer ce qui constitue encore trop aujourd’hui l’alpha et l’omega d’une politique RH : la gestion par les compétences. Anticipatrice ou prévisionnelle, la gestion par les compétences, qui a permis de grandes avancées en décalant le dialogue social, s’avère souvent antithétique avec le développement des talents. La question n’est bien sûr pas de rejeter le contenu de la gestion par les compétences, qui est d’ailleurs assez tautologique (on peut inclure dans les « compétences managériales » beaucoup d’éléments qui ne sont pas du registre d’une compétence mais d’un talent, pour ne pas dire d’une inspiration).

Très peu de dirigeants de haut niveau s’intéressent à la gestion des compétences ; la plupart d’entre eux sont d’abord préoccupés par la pérennité de l’entreprise, plus que par sa productivité instantanée, qui dans leur esprit est l’affaire du « Chief Operating Officer », voire … du DRH. Et la question des talents dans l’entreprise est au cœur de la préoccupation de pérennité, non de productivité.

Dans la logique de gestion par les compétences, le chef pompier ne serait jamais devenu un formidable concierge.

Principe 3 : créer chez les managers de proximité une culture de développement des talents

C’est le point crucial et névralgique d’une politique de développement des talents. Le deuxième principe, qui concerne les dirigeants, est plutôt « généralement accepté » même s’il est encore inégalement appliqué.

Par contre, très peu d’entreprises font l’effort de développer une culture managériale globale autour du développement des talents.
A cela plusieurs raisons :

  • La principale, c’est que beaucoup de managers le sont « par hasard » ; compétents ou simplement motivés, attirés par un statut et un meilleur couple « autonomie / reconnaissance », une quantité croissante de managers peine à s’identifier dans la durée au rôle moderne, productiviste et motivateur qu’on leur décrit. Vivant un système imparfait à leur égard, ils sont des vecteurs suspicieux des légendes sur le développement des talents dans l’entreprise.
  • La deuxième raison, c’est que le développement des talents n’est presque jamais un objectif affiché et valorisé dans l’appréciation des managers de proximité, en particulier dans les réseaux commerciaux.
  • La troisième raison est corollaire à la précédente, et s’exprime souvent de manière très pernicieuse : il ne faut pas développer plus de talents qu’il n’y a d’opportunités, faute de quoi ils partiront et la démotivation se répandra.

Comment créer une culture managériale autour du développement des talents ?

Le point de départ n’est pas dans la créativité de conception, ni dans son traditionnel contraposé, l’art de l’exécution. Tout se joue entre les deux, dans la créativité de mise en œuvre d’une idée simple.

Le Groupe Caisse d’Epargne s’est lancé dans une expérience unique – à la fois inédite mais peu reproductible car très lourde – visant à créer une culture managériale forte : « 100% managers ».

Le principe en est donc simpliste : réunir, dans une convention sans unité de temps par groupes de 70, les quelque 6 000 managers (pas les cadres, mais les responsables d’équipes) du Groupe à l’occasion d’un séminaire permettant d’aborder 4 fondamentaux de management : le rôle du manager dans la qualité de service, le rôle du manager dans la politique de rémunération, le rôle du manager dans la communication et la gestion des risques psychosociaux au travail, et le rôle du manager dans la détection et la promotion des talents à tous niveaux de l’entreprise.

La créativité est à tous les étages de la mise en œuvre de cette idée simple, et elle peut se résumer dans ce principe: on ne crée pas une culture managériale par une action de formation, mais par l’échange direct et organisé des managers entre eux.

En abordant avec les managers la question de la détection mais aussi de la rétention des talents, on touche à un point sensible : les études montrent systématiquement que l’attrition des collaborateurs à potentiel tient principalement à un mode de management inadapté. Sur ce genre de sujets sensibles, la réceptivité des managers à des messages « top-down » est très faible et génère des comportements défensifs. Sans être une panacée, la méthode « Tupperware », qui consiste à faire débattre entre eux les managers, permet d’ouvrir des espaces de prise de conscience et de conviction, atténuant les mauvaises pratiques.

La boucle vertueuse pour ne pas rester dans le « café du commerce » vient de l’attention portée par les dirigeants à cette question de l’attrition des talents. La mise en place d’un système d’entretien déporté par un autre manager, 6 mois après la sortie du collaborateur, permet d’atteindre plusieurs objectifs :

  • Sensibiliser par porosité les managers à la rétention et au développement des talents ; en réalisant un entretien avec l’ex-collaborateur d’un autre manager, l’interviewer se retrouve dans une situation d’apprentissage décontextualisé.
  • L’expérience montre que les ex-collaborateurs sont sensibles à cette démarche et que l’image employeur s’en trouve renforcée.
  • Des expériences réussies de « re-recrutement » après ces entretiens créent une dynamique positive pour l’ensemble de l’entreprise.
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L’histoire des directions des ressources humaines en France est structurée autour de quelques grandes avancées, souvent inspirées par des industries spécifiques qui ont su faire évoluer de grands modèles d’organisation où la question de la compétence était centrale. Ces modèles ont trouvé un écho réel dans les administrations et un corpus règlementaire est venu soutenir cette approche.

Néanmoins, un triptyque vient bousculer les repères : l’international, les services et les talents.

L’international tout d’abord, qui « écrase » les particularismes nationaux et oblige à avoir une vision dépouillée mais globale de la fonction RH, favorable à l’implication des dirigeants dans les questions de développement humain plutôt qu’à la maîtrise des affaires sociales.

Les services ensuite, où de bons process industriels ne remplaceront jamais l’importance du management de proximité dans la qualité de l’acte de service joué par le collaborateur et perçu par le client.

La logique des talents enfin, beaucoup plus confuse mais aussi porteuse que la logique analytique des compétences, et qui nécessite une implication déterminante – soutenue en permanence par les dirigeants – des managers de proximité, ce qui est la marque de fabrique des entreprises enthousiasmantes.

 

Laurent Choain
Directeur des Ressources Humaines du Groupe des Caisses d’Epargne
Juillet 2008