Le dirigeant est-il en train de devenir le

nouveau médecin malgré lui ?

 

Autour de Maître Emmanuelle Barbara, Avocat spécialisé en droit social, Associé gérant d’August & Debouzy,
avec la participation de Bruno Luc Banton, Psychanalyste, Conseil Personnel auprès de hauts dirigeants et ancien chasseur de têtes,
ainsi que de Thomas Morel, Psychosociologue, Conseil auprès d’Etats Majors de groupes, Associé-Fondateur du cabinet MB Partners

Un mot tout d’abord sur le titre de cette session donnée en guise d’hommage au grand Molière, lequel avait de bonnes raisons au XVIIème siècle de porter un regard caustique et pour le moins dubitatif sur les charlatans de son temps qui s’érigeait en médecins… Le médecin malgré lui- comédie farce de Molière est représentée le 6 Août 1666 au palais Royal.

Illustre réplique :

Géronte : « Il me semble que vous les placez autrement qu’ils ne sont ; que le cœur est du côté gauche et le foie du côté droit.
Sganarelle : « Oui cela était autrefois ainsi, mais nous avons changé tout cela ».

D’une certaine manière, mutatis mutandis on pourrait dire, il me semble que vous les placez autrement qu’ils ne sont ; que les malades sont à l’hôpital et les bien portants au travail.
Réponse : « oui cela était autrefois ainsi, mais nous avons changé tout cela… »

Le juriste, le sociologue et le psychanalyste nous ont offert leurs regards croisés sur ce thème de la souffrance au travail, sans tabou ni complaisance, loin des sentiers habituels où cette question est habituellement traitée.
Ils dressent un tableau de l’entreprise au travers d’anecdotes, de décisions, et posent la question de comment faire pour sortir de ce qui apparaît de plus en plus comme une impasse.

« Médecin malgré lui », le manager l’est devenu progressivement au cours des 10 dernières années. Un peu comme si l’homme au bout du compte se révoltait contre le système même qu’il a bâti tout au long du XXème.
Emmanuelle Barbara nous rappelle que le cadre législatif actuel remonte à janvier 2002, avec l’obligation faite à l’entreprise d’assurer la santé à la fois physique et psychique de ses employés. Mais, à l’époque, on ne retient de la nouvelle loi que les nouvelles dispositions de licenciement économique … Il faut attendre quelques années, et des affaires qui frappent l’opinion comme celle de France Telecom, pour voir la jurisprudence évoluer, avec plusieurs décisions clés qui changent en profondeur la relation entre employeur et employé.
A travers ces décisions, c’est le regard du juge sur l’entreprise qu’Emmanuelle Barbara nous propose de comprendre.

  • Un regard qui se concentre sur le stress, la souffrance ou la précarité … Où sont donc l’excellence, le courage et la motivation ? Il semblerait que, dans un contexte de crise, de lassitude collective, un discours positif sur l’entreprise soit inaudible ;
  • Un regard qui rêve une entreprise idéale, qui pourrait s’exonérer d’un environnement de plus en plus rude, des errances de la nature humaine ou de la violence de notre société. La même erreur a été faite pour l’école, avec les conséquences que l’on sait ;
  • Un regard qui attribue à la seule entreprise des responsabilités en décalage avec ses moyens d’intervention (rappelons le principe posé par la Cour de Cassation selon lequel « l’entreprise aurait dû avoir conscience du risque »).

L’entreprise n’est pas un sanctuaire

Pourtant, le phénomène en cause doit être inscrit dans un contexte nettement plus large. Il doit tenir compte de la crise mondiale actuelle dont on sait quelle va déboucher sur de sérieuses mesures d’austérité dans les mois qui viennent , de la remise en cause des avantages acquis ou du pacte collectif autour de la protection sociale pour tenir compte de la crise précitée et du coût ou des sacrifices que l’on sera prêt à faire. Bref, le tableau morose des questions qui secoueront la nation ne viendront pas apaiser le stress, l’angoisse, l’anxiété des français dans leur travail et pourront être autant de facteurs exogènes rendant difficile l’épanouissement d’un bien-être au travail. Relié à tout, le phénomène effrayant de la souffrance au travail rend probablement indispensable de repenser en profondeur le fonctionnement même de l’entreprise, le contrat social qui unit les parties prenantes à cette entreprise (actionnaires, salariés, mandataires sociaux, clients, fournisseurs) afin de réinventer une part de rêve que les outils qui ont été mis en place ces dernières années a fini par anéantir. On observera en effet, qu’en marge des dispositifs légaux relatifs à la prévention du stress, toutes les lois sociales issues de ce début du XXIème siècle à vocation protectrice du salarié (senior, jeunes, handicapés, diversité, pénibilité, emploi) n’ont eu aucunement l’effet escompté d’atténuer l’anxiété du salarié au travail mais au contraire de le rendre plus vulnérable, semble-t-il. La loi impuissante, les juges sont venus imprimer leur regard à la solution des litiges et là non plus, ils n’ont pas amélioré le rapport des salariés français au travail.

Emmanuelle Barbara nous invite à considérer deux situations particulières, le suicide et le harcèlement moral :

Le suicide. Est-il réductible à un moment « normal » de l’entreprise ? Face à notre peur de la mort, ne cherchons-nous pas à trouver un peu trop facilement une « faute » qui explique tout ? Loin de nous l’idée de sous estimer cette question dramatique entre toutes. L’objet n’est pas ici de nier le phénomène, mais de se demander pourquoi dès qu’un lien, aussi tenu soit-il, est établi entre le suicide et l’univers du travail – alors que le suicide est par essence même un acte totalement mystérieux et complexe – l’entreprise est considérée comme responsable et l’entreprise seulement.
Car la frontière entre vie professionnelle et vie privée est de moins en moins étanche : la vie privée s’immisce dans le temps professionnel (pause, utilisation des mails personnels, etc.) et la vie professionnelle s’invite aussi dans la sphère privée, notamment pour les cadres qui transportent leur bureau à la maison par l’intermédiaire de leur téléphone, de leur portable ou… de leurs soucis.
A quoi tient cette attitude consacrée par de nombreuses jurisprudences ? (cf. infra)

En premier lieu c’est un moyen de déculpabiliser la famille. Comment avouer que le suicide serait la faillite d’un couple ? Qu’il résulterait d’un mal être personnel ou affectif ? Qu’il serait la conséquence de problèmes financiers ou d’équilibre de vie ?… Quand il est relativement expédient de désigner l’entreprise.
Les personnes qui se suicident sur le lieu de travail ou qui invoquent ne serait-ce qu’un élément qui a trait au travail dans leur message d’adieu, conduisent le juge à considérer la faute inexcusable de l’employeur. Le juge se fonde sur la sacralisation de l’acte et de la parole écrite du défunt qui ne peut être contredite, ni par lui ni par l’avocat qui s’y risquerait. Et même si des éléments de nature personnelle pouvaient être à l’origine de cet acte, il suffirait qu’un élément -et qu’un seul- soit d’origine professionnelle pour que la faute inexcusable de l’entreprise soit reconnue.
Pour toutes ces raisons s’il veut obtenir réparation, la seule solution possible pour celui qui défend les ayants droits du défunt est de considérer que la responsabilité de l’employeur est totalement engagée.
Si l’objectif est un objectif de réparation – et on peut admettre que ce soit le cas – pourquoi ne pas instaurer une responsabilité sans faute de l’entreprise en lui demandant d’indemniser les ayants droits, mais sans la considérer pour autant comme responsable d’un acte dont les causes sont bien souvent multiples ?

Le harcèlement moral. S’il est admis et bien normal que le chef d’entreprise porte une responsabilité civile et pénale à l’égard de son personnel qui transparaît dès la production du document unique recensant les risques physiques et psychologiques, il paraît contradictoire d’affirmer d’emblée qu’il est risqué pour la santé de s’exposer au travail. Car le travail est la finalité même de l’entreprise : produire un bien ou un service grâce à l’implication, la motivation et l’enthousiasme de ses collaborateurs
La notion de harcèlement, depuis l’arrêt de la Cour de Cassation de novembre 2009, ne nécessite plus que soit établi une intention malveillante comme cela découlait de la Loi de 2002. Cet arrêt fait basculer le phénomène vers la vision d’un management « pathogène », intrinsèquement générateur de harcèlement dans ses activités les plus simples
Vu ainsi, le harcèlement moral pose la question des injonctions paradoxales qui sont permanentes dans l’univers de l’entreprise. Peut-on, par exemple exiger de la performance sans se doter d’un système d’évaluation qui la mesure : ainsi le classement d’une équipe de vendeurs au sein d’une direction commerciale a pu être ainsi considéré comme pathogène !
Alors que la Loi de 2002 avait eu le mérite de mettre des mots sur des maux qui existaient, à pousser les entreprises à réagir et à se doter de politiques de préventions à l’égard des risques psycho-sociaux, à adopter des chartes managériales où les valeurs de respect de l’individu étaient réaffirmées, à former leur personnel d’encadrement pour qu’ils ne succombent pas aux écueils du harcèlement, voilà que la jurisprudence précitée décourage au contraire le manager d’entreprendre en lui donnant un rôle de « soignant permanent » qui n’est pas le sien.

Comment sortir de ce tunnel où les mots à forte teneur anxiogène sont venus remplir les vides (management pathogène) et où petit à petit un consensus incroyable s’est formé pour décréter que la vie de l’entreprise devait être sanctuarisée autour d’un mode de vie serein, apaisé, idéal, en dépit de la nature humaine et de ses errances, de la violence de la société du dehors, de la dureté des conditions de vie…. Cette projection collective montre à quel point et paradoxalement, l’espoir collectif n’est plus dans l’Etat mais dans l’entreprise.

Perdu comme Géronte face à Sganarelle quand celui-ci lui indique que cœur et foie ont été inversés (« nous avons changé tout cela »), ballotté entre juges, juristes, médecins, psychologues, psychiatres, sociologues, que peut faire le manager ?
Emmanuelle Barbara pense qu’il ne faut pas attendre de l’entreprise qu’elle résolve tous les problèmes. Elle voit dans l’éducation, et en particulier dans l’apprentissage des codes, dès l’école, un élément clé de solution.

Trop d’affects tuent l’affect

Thomas Morel avec sa sensibilité de psychosociologue ouvre une autre piste. Et si paradoxalement la souffrance au travail n’était pas autre chose que la conséquence d’un sur-investissement affectif ?
La question mérite d’être posée. Le salarié ou le cadre qui viennent chercher dans l’entreprise le bien-être absolu, ne sont-ils pas en quête d’un graal qui n’existe pas ?
Dés lors, la désillusion est totale lorsqu’ils s’aperçoivent que cette entreprise providentielle, exaltée par les grands discours des trente glorieuses, où l’on mettait en avant la fierté d’appartenance, l’épanouissement individuel, voire la protection du salarié, a vécu.

Ce discours n’est plus aujourd’hui crédible, mais rien de très concret n’est venu le remplacer. Devant ce vide, le manager est démuni lorsqu’il doit annoncer une mauvaise nouvelle, remettre en cause des situations établies ou tout simplement exiger un niveau de performance supplémentaire… Passé du statut de protecteur à celui de messager des mauvaises fortunes, souvent impréparé à ce rôle, il devient à son corps défendant, celui vers lequel on pointe un doigt accusateur ; il devient celui qui engendre la souffrance.

Thomas Morel propose une solution, celle finalement que semble adopter la nouvelle génération (les fameux gen Y) qui n’a pas connu, elle, les trente glorieuses et qui se méfie du discours exalté sur l’entreprise.
Ceux-là nouent avec l’entreprise une relation plus détachée ; ils n’attendent pas d’elle qu’elle les protège ; ils savent qu’elle ne leur sera pas fidèle et n’entendent pas lui être fidèle en retour ; ils veulent établir avec elle un contrat loyal, fut-il de courte durée, basé sur le gagnant-gagnant ; ils préfèrent une relation neutre avec leur supérieurs, basé sur l’assimilation de compétences, des objectifs précis, une délégation de moyens et des instruments de mesures non contestables.
Ils savent que leur épanouissement et leur bien-être passera par d’autres voies.

Prendre conscience de soi

Le psychanalyste rejoint par un autre cheminement cette thèse qui consiste à ne pas attendre de l’entreprise qu’elle nous protège de la souffrance. Pour Bruno Luc Banton, l’entreprise ne peut pas être un corps protecteur, parce que ce n’est pas son objet tout simplement. Elle est un lieu de compétition, de concurrence, donc un lieu de combat. Dans l’âpreté de ce combat, elle est un corps blessé, voire un corps malade. Comment dans ces conditions pourrait-elle être un corps soignant ?
Bruno-Luc Banton nous offre une réflexion plus introspective. Si l’entreprise n’est pas un lieu où l’on peut soigner, rien n’empêche ses acteurs et notamment les premiers d’entre eux à se soigner eux-mêmes. Ils peuvent le faire seuls ou en se faisant aider, par un travail sur eux-mêmes. Confronté régulièrement à des dirigeants, en situation très difficile, il insiste sur la nécessité de travailler sur soi pour reprendre conscience de son moi ; redevenir leader de soi, prendre possession de son être et remettre la vie professionnelle à « sa juste place ».
Seul cet être apaisé pourra se proposer en leader ses autres.
Pour Bruno-Luc Banton, le dirigeant qui a compris cela et qui y consacre les efforts nécessaires, peut être d’un grand secours pour ses collaborateurs en les incitant, par sa posture, à effectuer le même travail d’introspection

A ce prix, chacun peut trouver les ressources propres qui l’affranchiront peut-être d‘une souffrance inhérente aux défis qui se présentent à nos entreprises.

Propos recueillis par Pascal Baumgarten et Philippe Wattier.

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Annexes

 

    • La jurisprudence sur les suicides

L’employeur est tenu à une obligation de sécurité de résultat dont le manquement constitue une faute inexcusable. Ce manquement est caractérisé par le fait que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel le salarié était exposé et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.

La faute inexcusable de l’employeur a été retenue dans les affaires suivantes :

      • Cass. soc. 22 février 2007 :
        Tentative de suicide du salarié à son domicile, pendant la suspension de son contrat de travail, dont il rapporte la preuve qu’elle est survenue par le fait du travail.
      • CA Toulouse 17 février 2010 :
        Suicide d’un salarié intervenu après la remise de la convocation à entretien préalable (licenciement envisagé en raison de son addiction aux forums de discussions). Le suicide est considéré comme étant en lien avec son travail car, dans son message d’adieu, le salarié mentionne qu’il est « incapable de revivre un licenciement ». Selon la Cour d’appel, la perspective d’un licenciement aurait constitué un « choc émotionnel intense
        […] qui a perturbé son équilibre psychologique ».
      • CA de Versailles 19 mai 2011 :
        Suicide d’un salarié de Renault qui a sauté d’une passerelle de l’entreprise après s’être entretenu avec son supérieur hiérarchique.
        Dégradation de l’état de santé du salarié dont la Société avait nécessairement conscience sans prendre les mesures nécessaires pour l’en préserver « signes évidents d’une souffrance ressentie ».
      • CA de Versailles 9 juin 2011 :
        Suicide au domicile d’un salarié qui a laissé un message d’adieu faisant peser la responsabilité sur l’employeur : « ce boulot c’est trop pour moi, ils vont me licencier et je suis fini je ne saurai pas faire son top série de merde ». Renault ne rapporte aucun élément permettant d’établir que le suicide trouverait son origine dans des difficultés privées.
    • Les textes ou jurisprudence sur le harcélement moral

Articles L. 1152-1 et suivants du Code du travail ;
ANI du 2 juillet 2008 relatif au stress au travail ;
ANI 26 mars 2010 relatif au harcèlement moral et à la violence au travail ;
Harcèlement moral (HM) apparu avec loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 (avant pas de mot précis pour désigner ces situations) ;

Depuis Cassation sociale 10 novembre 2009, le harcèlement moral peut être retenu même sans intention malveillante.

 

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