Le dirigeant est-il en train de devenir le

premier malade de l’entreprise ?

 

Autour de
Bruno Luc Banton, Psychanalyste,
Conseil Personnel auprès de hauts dirigeants et
ancien chasseur de têtes,
ainsi que de
Thomas Morel, Psychosociologue,
Conseil auprès d’Etats Majors de groupes,
Associé-Fondateur du cabinet MB Partners
avec la participation de
Maître Emmanuelle Barbara,
Avocat spécialisé en droit social,
Associé gérant d’August & Debouzy

 

On parle peu, ou mal, de la souffrance du dirigeant. Pourtant elle existe, mais elle est nouvelle, silencieuse, pas encore dite, toujours tabou.
C’est une souffrance interdite : le dirigeant se l’interdit lui-même et il interdit que son cercle intime, ou son cercle de l’estime, puissent la reconnaître en lui. Elle est perçue comme une menace pour son identité.
C’est une souffrance pernicieuse, car refoulée. Ainsi considérée, elle peut déboucher sur des comportements déviants d’autoritarisme, de paranoïa ou de harcèlement.
Ce serait, enfin, une souffrance anormale. A-t-on le droit de souffrir quand on est en haut de la pyramide ? A-t-on le droit de se plaindre quand on est « payé » pour cela, finalement ?

Le sommet de l’Everest devient le nouveau camp de base… de l’Everest

Quelles sont les causes possibles de cette « nouvelle » souffrance ? En psychosociologue, Thomas Morel nous invite à en explorer quelques-unes :

  • Le pic devient la norme ; l’exception devient la règle ; la performance suprême devient la routine… comme si le sommet de l’Everest était devenu le nouveau camp de base de … l’Everest.
  • Dans cette fuite perpétuelle en avant, le temps est frappé d’obsolescence immédiate. Rien de ce que le passé nous a permis d’acquérir ne semble plus compter ; aucun point d’appui n’est plus possible. Le présent lui-même n’existe pas. Le Sujet est tendu vers l’avenir… et vers la nécessité de délivrer.
  • La peur de la non-reconnaissance s’installe, qui vient annihiler tout sentiment de réussite.
  • L’intime abdique devant le besoin d’estime ; l’être devant la nécessité du paraître.
  • Le sens est sacrifié sur l’autel du résultat.
  • L’entreprise est sacralisée quand tout le reste tend à être désacralisé (l’école, L’Etat, la famille…). De ce fait le dirigeant devient le super-héros des temps modernes.

Comme si la souffrance était le prix à payer pour tenir le rôle du dirigeant. Certains le gèrent ; d’autres moins ; d’autres encore, pas du tout.

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Que peut dire la psychanalyse sur la souffrance dans les organisations ? Rien ! La psychanalyse ne traite pas de l’organisation. On ne met pas l’organisation, en l’occurrence l’entreprise, sur le divan. Mais, si la psychanalyse ne s’intéresse pas à l’organisation, le psychanalyste, lui, peut intervenir, qui s’intéresse au Sujet.

Bruno Luc Banton est témoin de ces souffrances des dirigeants, de leurs plaintes muettes comme de celles qui sont exprimées, quel que soit le langage utilisé – y compris les pleurs.

« Quand on vit avec soi, on se doit des égards ».

Toute souffrance est une demande d’attention. Chacun devrait être attentif à sa propre souffrance ; à ne pas la cantonner dans l’ombre ; à écouter sa propre plainte. Ce faisant, il se préparerait mieux à entendre celle des autres, car c’est quand elles sont muettes, ou inaudibles, que les souffrances sont les plus graves.
La souffrance est de plusieurs natures, il faut essayer de les capter. Certaines sont créées par l’entreprise, elles sont endogènes à l’organisation. D’autres ne sont que révélées par l’entreprise : on arrive dans l’entreprise avec ses propres souffrances et l’entreprise agit comme une machine à broyer. Certaines enfin sont clairement exogènes à l’organisation.
Le spectre de la souffrance est lui-même assez étendu, du plus extrême, c’est-à-dire de l’insupportable qui paralyse l’action, au simple inconfort passager, tel ce caillou dans la chaussure qui n’empêche pas de marcher mais qui rend l’exercice inconfortable
La souffrance est vécue de trois façons :

  • Directe : je souffre
  • Indirecte : je souffre de voir l’autre souffrir, de la même manière que la peur de la peur est une vraie peur
  • Fantasmée : c’est-à-dire qu’elle est le résultat du travail de notre inconscient, ce qui ne veut pas dire qu’on ne souffre pas.

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Emmanuelle Barbara, avec le regard de l’Avocate, souligne au passage un trait singulier du Droit français : le dirigeant n’est lui-même pas protégé par les Lois et les textes de jurisprudence sur la souffrance au travail et sur le harcèlement. En sa qualité de mandataire social il n’entre tout simplement pas dans le champ d’application des textes qui régissent cette matière.
D’ailleurs le droit social ne connait pas le dirigeant ; il ne connait que l’employeur, comme si les organisations étaient dirigées par des « corps abstraits », sorte de corps « non-vivant » « non-existant » (ne parle-t-on pas le concernant de « Personne Morale » ?), donc par définition, un corps « non-souffrant».

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L’expression de nombreux témoignages de participants à ce débat permet d’identifier plusieurs thématiques liées à la souffrance et d’esquisser quelques pistes d’action pour y faire face.

Un même constat : la solitude du pouvoir.

Le dirigeant est seul dans l’action, il doit trancher, aller vite. Cela ne manque pas de provoquer un sentiment de souffrance.

  • Est-ce la bonne décision ? Ce qui renvoie à la peur du résultat.
  • Quelle part de Nous avons-nous dû abandonner pour mettre en œuvre cette décision ? Ce qui renvoie a la quête de sens.
  • Quelles conséquences sur les Autres ? Ce qui renvoie à la souffrance devant la souffrance des autres.

Face à ce constat unanimement partagé, plusieurs réactions ou tentatives de réponses sont avancées.

« La tentation de Venise » ou l’éloge de la fuite

Pour certains elle est impossible, pour d’autres illusoire, pour d’autres encore elle est salutaire.

  • Souvent impossible car elle pose d’énormes difficultés matérielles et existentielles ; elle renvoie à la peur de la perte du statut ou de l’estime.
  • Parfois illusoire, car mettre fin à la souffrance en se sabordant peut en engendrer d’autres bien plus grandes encore. Elle renvoie à l’intime.
  • Parfois salutaire, car la capacité à dire NON peut entraîner une véritable révélation et libération de soi.

La nécessité de la résilience

Face à sa souffrance et à celle des autres, le dirigeant doit tout mettre en œuvre pour adopter un comportement résilient propre à lui permettre de renaître et à faire renaître les autres dans l’adversité. Cela passe par :

  • un apprentissage de soi, une prise de conscience de ses caractéristiques propres et un leadership de soi-même.
  • l’acceptation que s’occuper de soi n’est pas une perte de temps.
  • la capacité à se remettre en cause, ou à se réinventer, sans renier ses propres valeurs
  • la prise de conscience de ce qui fait sens pour soi.

La recherche de soutien

Ces soutiens peuvent être internes et de nature professionnelle, ou externes et de nature privée. Dompter, ou domestiquer, la souffrance passe par :

  • la prise d’avis différents pour diminuer les marges d’erreurs ; la capacité à s’accorder un droit à l’erreur – et à l’autoriser aux autres. Cette recherche de soutien interne suppose de constituer autour de soi des équipes de confiance, plutôt que de tout prendre sous sa seule autorité. Cela requiert un leadership partagé, un « lâcher prise ».
  • l’équilibre que l’on peut trouver dans son entourage. Il est plus aisé d’affronter une souffrance professionnelle si l’on trouve une sérénité dans son entourage familial. Le « ventre de la mère » est précieux pour le dirigeant, symboliquement.
  • les groupes de parole plus ou moins formalisés, pour évoquer, partager et dire tout simplement sa souffrance. Certains dirigeants dans des situations opérationnelles extrêmes n’hésitent pas à y recourir (les militaire en opérations, les humanitaires face à la détresse humaine)

Le détachement

Le sur-investissement émotionnel est aussi, paradoxalement, une cause de souffrance

  • Le dirigeant doit rechercher sa « juste place ». Ni trop, ni trop peu. « Ce n’est que du travail », confie l’un d’eux.
  • Il doit être capable de mieux cloisonner vie professionnelle et vie privée, même si ce point paraît illusoire à beaucoup.
  • Il ne doit pas vouloir être le héros de toutes les circonstances. D’autant que cette situation est souvent éphémère.

L’investissement du corps

La prise en compte du paramètre physique est essentielle. L’esprit obéit mieux à un corps sain. Le dirigeant devrait consacrer du temps à son bien-être physique par :

  • une meilleure connaissance de ses possibilités physiologiques (biorythmes).
  • le recours aux techniques de relaxation, d’entrainement physique, de respiration et de maintien d’un bon équilibre général, notamment nutritionnel.

Ces règles de vie sont extrêmement faciles à mettre en œuvre et sont pourtant peu, ou mal, utilisées. Nos sociétés considèrent encore que l’investissement du corps est une discipline « non noble ». Et le dirigeant peut y voire une perte de temps, ou un risque de voir son image de « travailleur sérieux » mise en danger.

La recherche de l’essentiel

Plusieurs témoignages particulièrement bouleversants amènent à s’interroger. Ceux des dirigeants qui ont tutoyé de plus prés une souffrance personnelle intense. Le deuil, une maladie, la dérive d’un être cher… renvoient à la question de l’essentiel. Et si la souffrance, loin de nous anéantir, pouvait aussi nous délivrer en nous recentrant sur l’essentiel, en nous conduisant à effectuer de nouveaux choix de vie : se consacrer à ce que l’on aime faire et à ceux qu’on aime. A ce et à ceux qu’on a choisi ?

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Quelques considérations ou questions sont proposées par nos deux conférenciers pour ouvrir des pistes de réflexions à l’issue de cette séance de travail.

  • N’y a-t-il pas un paradoxe entre une société qui refuse la souffrance – qui se veut hédoniste – et un environnement qui la génère de plus en plus ?
  • Est-il normal que le dirigeant surinvestisse pour des inconnus au détriment des êtres qui lui sont chers ?
  • Ne devrait-on pas s’entraîner davantage à supporter la souffrance, pour éviter qu’elle ne crée la panique au moment où elle nous prend par surprise ?
  • Savoir que l’on peut souffrir ne constitue-t-il pas une première étape nécessaire du traitement de la souffrance ?
  • Savoir que l’on peut partir, tout quitter, dire non – quitte aussi à décider de rester – ne permet- il pas de maintenir la souffrance à distance ?

A quoi s’obstiner à refuser d’aborder ces questions pourrait-il conduire ?
Sans doute à une lente chute, invisible aux yeux des autres, dans laquelle l’on construirait un projet qui ne serait pas le sien, avec le risque de conduire à une rupture violente – lorsque plus rien ne permet de se raccrocher à l’illusion du pouvoir.

Une séance expérientielle

Fort heureusement, aujourd’hui, les dirigeants hésitent moins à aborder ces questions parfois encore considérées comme tabou. La présente session montre – c’est bien l’une de ses vertus principales – que des hommes et des femmes dirigeant des entreprises peuvent évoquer leur souffrance devant leurs pairs, alors même que leur carrière est sur une trajectoire de réussite. C’est la preuve que le « traitement » de la souffrance n’est pas incompatible avec la performance, bien au contraire
Affronter sa souffrance reste le seul moyen de ne pas la subir. Cela permet de l’utiliser et de la réorienter pour en faire une composante indispensable de ses choix.
Que chacun soit, à cet égard, chaleureusement remercié de sa contribution, utile, courageuse et souvent émouvante à cette séance expérientielle.

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Propos recueillis par Catherine Déroulède, Mariane Robert de Massy, Bruno Chaintron et Philippe Wattier.

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