Vidéo et compte-rendu du 24 mars 2015 : « Shared value : Témoignages de dirigeants »
 

Trois questions sont posées aux intervenants :

  • Qu’est-ce que l’engagement sociétal pour une entreprise ? Comment souhaite-t-on le définir et comment évolue-t-il ?
  • Quel est le fonctionnement de l’économie du partage et de l’économie collaborative ?
  • Quel est le rôle du dirigeant dans les entreprises se saisissant de la Shared Value ? Et quelle est son évolution ?

Nous introduisons nos débats par le rappel de trois points de vue d’économistes renommés :

  • Michael Porter d’abord, qui considère que le capitalisme peut encore être sauvé, pourvu que les entreprises sachent internaliser leurs externalités négatives ; et qu’elles définissent et considèrent comme stratégiques des objectifs en matière de responsabilité sociale, sociétale, et environnementale.
  • Jérémy Rifkin, ensuite, qui pense lui que le capitalisme est déjà mort car il ne produit plus de valeur qu’à la marge. La seule issue possible repose en fait sur l’invention d’une troisième voie, l’économie sociale et solidaire, dirigée vers les Social Business. Cette alternative, menée par des hommes animés par la notion de partage, implique une réinjection des capitaux dans l’économie sociale.
  • Thomas Piketty, enfin, qui affirme que le capitalisme court à sa perte tant que trop de richesses seront concentrées entre trop peu de mains. Il invite à une redistribution des richesses, non pas dans un but sociétal mais économique, vers les secteurs les plus dynamiques comme les startups.

Chaque intervenant a été questionné sur sa propre appréciation de la Shared Value.

Selon Sara Ravella, Directrice générale de la Communication chez L’Oréal, le capitalisme n’est pas tout à fait mort mais il doit se réinventer par rapport à une société et des modes de fonctionnement qui évoluent. La réussite économique d’une entreprise repose désormais sur 3 dimensions fondamentales : l’acceptabilité, nécessaire pour opérer, l’attractivité, afin de se différencier des concurrents, et sa performance, améliorée si l’on construit des solutions inclusives à chaque niveau de la chaîne de valeur.

Fanny Picard, Présidente d’Alter Equity, souligne que la « shared value » marque le passage d’une entreprise ne se préoccupant que de l’intérêt des actionnaires selon la logique du capitalisme des années 1970, à une entreprise se souciant de l’intérêt de l’ensemble de ses parties prenantes, y compris les actionnaires.

Pour Frédéric Mazzella, Président fondateur de BlablaCar, la « shared value » c’est l’optimisation des ressources du monde réel dans le but notamment d’éviter les gaspillages. Les consommateurs sont désormais conscients que la maximisation du profit, imposée jusque lors par le capitalisme, n’est pas viable car elle entraîne notamment beaucoup de gaspillages. C’est là qu’intervient alors le digital, qui, grâce à ses calculs rapides et ses capacités de stockage de données immenses, permet d’optimiser le monde réel qui nous entoure.

 

Shared value : Témoignages de dirigeants

Première  partie

 

Qu’est-ce que l’engagement sociétal pour une entreprise et quelle forme peut-il prendre ?

 « La responsabilité pour une entreprise c’est d’être aligné entre sa stratégie business et le système de valeur et politique qui l’accompagne ».

Pour Sara Ravella, une entreprise doit s’engager de manière responsable pour des raisons économiques.

L’Oréal s’est d’abord engagé par des actions de compliance, puis par du mécénat d’entreprise et les actions de sa fondation, qui ont renforcé le sentiment d’appartenance de ses collaborateurs. Dans un second temps, notamment à la suite de la redéfinition de la stratégie du groupe qui a pour mission historique d’apporter la beauté à tous (« Beauty for all »), L’Oréal a réfléchi à une redistribution responsable de la valeur générée. Après avoir décomposé la chaîne de valeur et consulté l’ensemble des parties prenantes de chaque maillon, le groupe s’est fixé des objectifs quantifiés à horizon 2020, appelés « Sharing beauty with all ». Le groupe pense qu’une croissance pérenne et durable passe par la réalisation de ces objectifs sociaux, sociétaux, et environnementaux.

Comment les financiers peuvent-ils être à la fois dans la performance économique et l’engagement sociétal ?

 « Un des arguments clés qu’il faut présenter aux financiers, c’est que la pratique responsable de l’entreprise diminue les risques »

Fanny Picard, s’attèle à démontrer qu’il faut réconcilier activité économique et empreinte sociétale, et que, pour cela, il faut que les financiers y croient.

Les financiers considèrent toujours que la responsabilité a un coût, alors qu’au contraire, la responsabilité peut créer de la rentabilité dans la durée. Une entreprise responsable peut augmenter son chiffre d’affaires car les consommateurs se préoccupent de plus en plus de ces questions de responsabilité. 65% des consommateurs souhaitent acheter des produits responsables, et même s’il existe un hiatus entre leur intention d’achat et l’acte effectif d’achat, ceci marque une tendance, qui pourrait rétroactivement pénaliser les entreprises dont on considèrerait que les produits ne sont pas responsables.

 Sara Ravella, souligne que même si une tendance de consommation responsable se dessine, le produit responsable n’est pas « marketé » d’une façon qui le rend désirable. Les consommateurs assument que le produit est soit responsable, soit efficace. Il faut donc arriver à opérer un basculement d’une logique de « ou » à une logique de « et ».

Fanny Picard rajoute que les entreprises responsables peuvent également diminuer leurs coûts en introduisant dans leur démarche entrepreneuriale, une démarche de responsabilité. Par ailleurs, l’attractivité des talents constitue un enjeu central pour la performance des entreprises. En effet, 65% des étudiants de MBA souhaitent utiliser leur activité professionnelle pour avoir un impact positif sur la société, ils souhaitent donc se tourner vers des entreprises intégrant la responsabilité dans leurs objectifs stratégiques. Finalement, la pratique responsable diminue les risques juridiques, environnementaux, d’image en temps de crise, d’exploitation juridique, et ceci permet de créer de la valeur sur le long terme.

Ne serait-il pas souhaitable de clarifier ou de redéfinir le cadre fiscal dans lequel s’insère l’engagement sociétal des entreprises ?

 « Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles les entreprises ont dû mal à s’engager en matière de responsabilité, mais en France, la fiscalité n’est pas l’une d’elles ».

 Pour Sara Ravella, une des spécificités françaises réside dans la défiscalisation de tout engagement de mécénat. La politique fiscale est avantageuse et favorise les actions responsables. Les entreprises n’avancent certes pas assez vite dans le domaine de la responsabilité, mais la fiscalité n’a pas d’impact sur ce retard.

Comment considérer la responsabilité sociale d’une startup aussi dynamique que BlablaCar en matière d’emploi des jeunes ?

 « Nous innovons beaucoup sur nos  métiers : l’expérience passée d’un candidat importe peu car de toute façon, il faut créer la suite, très rapidement »

Frédéric Mazzella, insiste sur la rapidité de développement de son entreprise. Il y a 2 ans, 60 collaborateurs travaillaient dans 2 pays, puis 110 collaborateurs dans 8 pays l’an dernier, et enfin, 250 employés travaillent aujourd’hui dans 18 pays, avec 5 nouveaux pays lancés depuis début 2015. BlaBlaCar contractualise 92% de ses CDI avec des jeunes, diplômés, entre 23 et 30 ans,  qui ont une faible expérience professionnelle. Les jeunes ont la souplesse, l’énergie et la vision pour vouloir rejoindre une startup aussi dynamique, mais aussi pour s’adapter aux changements très rapides que l’entreprise vit quotidiennement. Plus que l’expérience d’un candidat, c’est donc son état de motivation et d’engagement qui fait la différence, pour évoluer dans une entreprise en très forte croissance. Il existe par ailleurs très peu de stagiaires chez BlaBlaCar, ce qui n’est pas le reflet d’un choix, mais une nécessité, compte tenu de la croissance de l’entreprise.

 

Deuxième partie

 

Quels sont les éléments du partage de la valeur ?

« Le partage de la valeur est constitué de trois axes : la fin du gaspillage, l’usage plus fort que la possession, et l’éducation »

 Pour Frédéric Mazzella, la shared value permet tout d’abord l’arrêt du gaspillage, résultat de la pure logique d’optimisation de profits qui ne peut plus perdurer car les consommateurs commencent à être éduqués et ne désirent plus dépenser de l’argent pour des choses qui n’ont pas de sens. Avec les technologies de communication instantanée et de traitements de données, il est désormais possible d’optimiser le monde réel et d’ainsi éviter les gaspillages.

La deuxième tendance forte de la shared value est la valeur de l’usage nettement supérieure à celle de la possession. Les consommateurs ne sont désormais plus obligés de posséder quelque chose pour profiter de son usage, comme c’est le cas avec les plateformes de musique en ligne ou les applications de stockage.

Enfin, le troisième axe fort de la shared value est l’éducation. Les consommateurs doivent prendre conscience que l’optimisation est bénéfique pour l’ensemble de la société, et que les changements de méthodes et de comportements peuvent inverser les externalités négatives des entreprises jusque-là uniquement guidées par la maximisation du profit. Les utilisateurs de covoiturage franchissent le pas la première fois pour des raisons économiques, mais ils deviennent des utilisateurs fidèles pour des raisons d’ordres écologique, social, ou sociétal – ce qui conforte l’importance de l’éducation dans le développement de la shared value comme nouveau paradigme économique.

Les entreprises plus traditionnelles réfléchissent également à ces trois dimensions de la Shared Value ajoute Sara Ravella. Le gaspillage, véritable sujet dans une entreprise de la taille de L’Oréal, est certes favorisé par les cycles produits très courts, mais des alternatives pour allonger la durée de vie des produits ont été développées comme les outlets, les charity sales, et le re-remplissages de tubes vides. Le service, comme le tutoriel, est aussi plus valorisé que le produit dans certains cas. Enfin, « la manière dont j’informe et je sensibilise le consommateur est une question qui devient centrale dans nos activités » dit Sara Ravella. Les taux de rachat sont plus importants pour des produits à forte responsabilité sociale, sociétale, et environnementale : il faut donc que le message auprès des consommateurs soit intégré.

Les marchés digitaux ont pour caractéristique d’être des marchés où le vainqueur occupe toute la place. Comment conjuguer la concentration de la profitabilité qui va automatiquement arriver dans les mains de celui qui est le vainqueur, avec l’idée de shared value?

Frédéric Mazzella, souligne tout d’abord la différence qui existe entre le partage des frais, comme dans le cas du service de covoiturage que propose BlaBlaCar, et la réalisation d’un profit, comme cela peut être le cas par les conducteurs d’Uber.

 La logique sous-jacente aux services qui se créent sur la base du partage est celle des places de marché. Dans un village, les places de marché sont toujours uniques, car, si elles étaient multiples, les acheteurs ne sauraient où rencontrer les vendeurs, et il ne pourrait y avoir de commerce. Les nouvelles plateformes de partage sont donc par nature amenées à être concentratrices, puisqu’il faut qu’elles atteignent une taille critique assez considérable pour fonctionner. Si un monopole apparaît, il faudra alors qu’interviennent des régulations, probablement d’ordre mondial.

 

Troisième  partie

 

Si l’on parle de fin du capitalisme, peut-on aussi parler de fin d’un modèle de patron, dont la raison d’être était purement économique ? Comment encourager ceux qui sont en poste à muter pour prendre en compte les injonctions contradictoires auxquelles ils doivent désormais faire face ?

 « Les dirigeants doivent anticiper le passage de la shareholder value à la shared value en intégrant la RSE dans leur modèle stratégique et dans leur pratique de gestion ».

Fanny Picard, réaffirme sa position de croyance ferme en l’existence du capitalisme, car les capitaux seront toujours nécessaires pour financer l’innovation et l’investissement. Il faut cependant faire évoluer le capitalisme. Les leaders se doivent d’anticiper cette évolution et d’intégrer de manière sincère la dimension de responsabilité dans leurs pratiques, ainsi que les apports récents, comme BlablaCar a su le faire avec les nouveaux modes de consommation portés par les nouvelles technologies.

 Les progrès dans la compréhension des mécanismes de pensée doivent également contribuer à faire évoluer le manager dans une démarche plus collaborative, ou les échanges avec les salariés et les consommateurs permettront de créer de la valeur.

 « Le managament chez BlablaCar diffère de celui des entreprises traditionnelles » nous informe Frédéric Mazzella. L ’entreprise ne possède pas de DRH et l’ensemble du management repose sur des valeurs. Les employés, autonomes et responsabilisés, s’appuient sur ces valeurs pour prendre des décisions.

Les patrons ont intégré d’un point de vue conceptuel le changement de paradigme selon Sara Ravella. Cependant, et particulièrement en France, le modèle du collectif n’est pas valorisé tout au long de la formation – ce qui pose un réel problème au regard du développement de l’économie du partage. Il  y a un vrai challenge en terme de leadership pour que les patrons arrivent à s’éloigner de pratiques anciennes, et donc probablement rassurantes, faites d’individualisation, de responsabilité hiérarchique et de performance financière immédiate pour s’orienter vers des modes de fonctionnement plus disruptifs qui font la part belle au fonctionnement collaboratif et décentré et à un réel partage de la valeur entre l’ensemble des parties prenantes.

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 Propos recueillis par Clément Berardi et Julien Eymeri   

http://www.choisirquartierlibre.com/

 

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