Il est de bon ton en France de dénigrer les bonnes nouvelles ou les commentaires élogieux. Sans doute faut-il y voir le réflexe d’un pays dont l’autoflagellation est devenue le sport national. La petite phrase de John Chambers, président du groupe leader mondial des réseaux Cisco, selon laquelle « La France n’avait pas vocation à suivre, mais à mener la révolution numérique », n’a pas fait exception. Certains ont moqué l’entreprise de séduction d’un patron américain soucieux de s’attirer les bonnes grâces des pouvoirs publics français avant d’investir. D’autres, comme ceux qui ont participé début janvier au Consumer Electronics Show de Las Vegas, y ont vu au contraire, la confirmation que la France connaît une révolution silencieuse d’origine numérique.
Une révolution à la fois technologique, économique et sociologique, qui agit comme le révélateur des aspirations de la société française, tout en battant en brèche des idées reçues. Les Français seraient des conservateurs, incapables de s’adapter au changement ? Ils sont 14,7 millions à avoir rempli leur déclaration en ligne en 2014 et 51 % à effectuer des démarches administratives par internet. De même que 78 % des ménages français, soit 13 points de plus que la moyenne européenne, disposent d’une connexion fixe. Le plan « France très haut débit », lancé en 2013, devrait accroître ce taux de pénétration.
Par ailleurs, dans un pays où le contrat à durée indéterminée et la titularisation dans la fonction publique ont longtemps constitué le « Graal », de plus en plus de jeunes se tournent vers la création d’entreprises, qu’il s’agisse de startup technologiques ou d’autoentreprises dans le cadre d’une activité « uberisée ». La France redécouvre les bienfaits de son modèle économique : l’excellence de sa formation supérieure, notamment dans les domaines de l’ingénierie, de l’informatique et des mathématiques appliquées, la qualité de ses infrastructures de réseaux, la générosité de ses aides publiques.
La sacro-sainte frontière entre les secteurs « privé » et « public » devient poreuse, ouvrant la voie à des projets locaux cofinancés, voire co-conçus et cogérés. Née d’une initiative privée regroupant dix-sept entreprises autour d’Oleane et d’Indigo, la cité de l’objet connecté d’Angers a reçu le soutien de la métropole, de la région et de l’Etat. La ville de Nice s’est quant à elle dotée d’un « smart city innovation center », plateforme collaborative destinée à tester de nouveaux services. Le campus Thecamp d’Aix-en-Provence, qui réunit des talents du monde entier, a été financé par une douzaine de partenaires privés et publics. Nos « vieux » services publics font peau neuve.
Grâce à un nouvel outil de gestion et d’information des voyageurs, la RATP et sa filiale IXXI proposent aux usagers des services personnalisés : état du trafic en temps réel, calcul d’itinéraire, degré de satisfaction, signalement d’incidents. De son côté, ERDF s’adapte à la décentralisation des modes de production d’énergie. À terme, l’entreprise sera capable d’anticiper les pannes, de gérer les réseaux à distance et de communiquer aux collectivités des données pour concevoir leur politique énergétique. Enfin, certains relais de croissance de l’économie numérique se trouvent dans des activités traditionnelles qui constituent des secteurs d’excellence français : l’énergie, les transports, la santé, la sécurité, le commerce et la distribution. Encore trop souvent par manque de vision, les groupes français rechignent à y consacrer des investissements qu’ils jugent trop lourds.
Ce faisant, la révolution numérique secoue les « colonnes du temple » : la centralisation, la rigidité du code du travail, les rentes de situation, la fiscalité, la frilosité des banques vis-à-vis des jeunes entrepreneurs. Des remises en cause qui obligent les pouvoirs publics à adapter la législation, mais de manière différente, c’est-à-dire en prenant soin de ne pas imposer « d’en haut » des dispositions trop rigides. Une partie du projet de loi sur la République numérique d’Axelle Lemaire a d’ailleurs été co-conçu avec les internautes.
Reste à savoir si le rêve de Jean-Claude Juncker, président de la commission européenne, de créer un marché unique numérique verra le jour. Un accord signé le 30 juin 2015 entre le Parlement européen, la commission et le Conseil des ministres des télécoms consacre des avancées, comme l’impossibilité pour les opérateurs et fournisseurs d’accès nationaux de « ralentir » la vitesse de navigation ou la fin des frais d’itinérance d’ici le mois de juin 2017. En attendant, le numérique fait souffler en France un vent de liberté, voire d’optimisme. Ce qui est déjà une révolution !
Jean-Michel Arnaud est Président de Domaines Publics, Directeur des Publications de l’Abécédaire des Institutions et Membre du CDL