Bercé par l’esprit des lumières et la pensée cartésienne, l’homme occidental a préféré depuis plusieurs siècles se développer dans sa dimension cérébrale en se distanciant de son corps, perçu comme une entrave à son épanouissement intellectuel.
Notre épanouissement psychique et spirituel en ont souffert puisqu’en oubliant notre dimension corporelle, nous avons fermé la porte qui donne accès à la pleine conscience de nous-mêmes.
Ce règne sans partage de la pensée qui permet par l’abstraction de se projeter en permanence dans le temps et dans l’espace a fini par nous couper de notre vécu de l’instant présent.
Nous ne sommes plus enclins à écouter les signes que nous envoie notre corps. Nous perdons ainsi la sensation d’exister.
Comment en serait il autrement si la force de notre pensée nous emporte en permanence en d’autres lieux et dans d’autres temps nous dispersant ainsi sans cesse au détriment de la vie qui bouillonne en nous ?
Sans tomber dans un amalgame un peu facile, on avancera que les technologies modernes ne vont rien arranger à l’affaire. En nous permettant en permanence d’être connecte au monde entier et à tous les habitants de la planète ne nous empêche t elle pas – ou du moins de nous prédispose t elle pas – à nos plus être connecté avec nous mêmes ?
Nous sommes donc les esclaves de notre pensée.
En oubliant notre corps – c’est à dire nos cinq sens fondamentaux- nous nous privons de marges de manœuvre, d’espaces de liberté et de possibilité d’évolution indéniables.
En effet, la pensée à pour mission essentielle de nous permettre de garder le contrôle et la maîtrise des choses. Elle nous mène inévitablement à notre zone de confort celle où le risque est minime. Penser empêche de lâcher prise car lâcher prise conduit à la perte de contrôle.
Nous pouvons tous imaginer une situation où nous avons été confronté à une décision à prendre face à une prise de risque , tiraillé entre ce que nous commandait notre pensée et ce que nous dictait nos sensations. Par exemple, nous sommes en haut des pistes de ski : à droite, une belle piste bleue, bien large, » raisonnablement » pendue et parfaitement damée. Devant, un mur bosselé, une pente ardue, une piste noire redoutable. Qu’allons nous décider ? La pensée nous dicte que nous n’avons pas le niveau requis pour la noire -du moins le croit-elle puisqu’on ne l’a jamais fait- et nous convoque au contrôle, donc à la prudence, donc au renoncement. A l’inverse, nos sens nous invitent à explorer nos limites et à connaître le parfum de sensations nouvelles et nous incitent à prendre la noire. Qu’allons-nous décider ?
Le but n’est pas d’affirmer ici qu’une décision est supérieure à l’autre. La pensée est souvent « mère de sûreté » ; son rôle premier’ est finalement d’assurer la survie de l’espèce en nous préservant de dangers trop importants. Elle a fort heureusement son utilité.
Le but est simplement de montrer ici que le recours à la seule pensée nous amène à rester dans notre zone de confort. Si nous y avons systématiquement recours qu’adviendra-t-il de nous le jour où nous devrons faire face à une situation imprévue ?
Pour reprendre l’exemple précédent, imaginons que par un mauvais concours de circonstances, nous nous apercevions, une fois parvenus en haut de la montagne, que la seule voie possible pour en redescendre soit d’emprunter la piste noire et que nous soyons ainsi confrontés à une situation inattendue ( ce qui n’arrive bien sûr jamais dans la vraie vie !!), comment réagirions nous ? Il est vraisemblable que, pris de panique et non préparés à cette situation, nous courions à la catastrophe.
« Lorsque nous sommes ligotés par notre pensée, disons le, par notre » prêt à penser » nos ennemis sont identifiés : il s’agit de l’imprévu, du changement, de la remise en cause, de la question sans réponse, de la perte de contrôle, de l’inconnu, du doute, pour ne pas parler du mystère de la vie. » Celui qui est l’auteur de ces mots, Bertrand Piccard (1) sait de quoi il parle. Il est tout à la fois psychiatre, explorateur, sportif accompli et homme de tous les défis. Il a notamment accompli un tour du monde en ballon et plus récemment un tour du monde aux commandes d’un avion solaire. Il a repoussé aussi loin qu’il est possible de le faire ses propres limites.
Cerveaux intelligents, nous finirons sans nous en rendre compte, rassurés mais prisonniers, protégés mais rigides, enfermés dans une boîte de certitude que nous portons sur notre dos comme une coque trop lourde qui entrave notre liberté.
Nous y perdons tout simplement notre sensation d’exister
Alors oui, sans tomber dans les philosophies orientalistes, il est temps d’écouter ce que nous percevons avec chacun de nos sens : le regard, si puissamment connecté au réel, qui délimite et fixe notre espace. L’ouïe, subtile capteur des signes les plus fins de notre environnement. Le toucher, indispensable point de notre ancrage aux choses qui nous entourent. L’odorat ou encore le goût, merveilleux catalyseurs de nos envies et de nos plaisirs
Oui – et par dessus tout- il est temps d’écouter ce sixième sens. Celui de l’intuition, qui s’appuie sur les cinq autres, car c’est celui qui va nous donner la pleine conscience de nous-mêmes et, par suite, nous inspirer la meilleure conduite à tenir.
Enfin et puisque nous en avons décidé ainsi, il est temps d’écouter ce septième sens que nous appelons de nos vœux, celui qui, à partir de cette conscience retrouvée de nous mêmes, va nous relier aux autres : le sens des autres.
Il est vraisemblable qu’à cours de cette exploration nous nous demanderons en quoi l’éveil de ces sens est utile aux dirigeants que nous sommes et nous aurons raison de le faire puisque l’art de diriger les autres ne saurait s’abstraire de ces considérations.
Sachons le faire en reliant le fond et la forme et en abandonnant l’autoroute confortable de la pensée, pour emprunter les chemins plus mystérieux des sensations et de l’action. « Bleue ou noire » ? sachons choisir.
C’est tout ce que je nous souhaite au moment où nous abordons ce nouveau cycle de travail.
(1) Bertrand Piccard in « changer d’altitude »´ édition Stock